Vous vous rappelez peut-être qu'en 2008, l'antiterrorisme Français avait lancé l'une des plus belles opérations-gags de son histoire. Il avait alors prétendu avoir arrêté un dangereux groupe de terroristes anarchistes qui vivait à Tarnac, les soupçonnant d'avoir essayé de trafiquer des lignes de trains à haute vitesse. Très vite, le dossier apparaît comme ridiculement mince et grossièrement truqué. L'un des principaux arguments des services de renseignement est que ces personnes seraient les auteur.e.s d'un livre publié en 2007, qui prône entre autres choses de s'attaquer aux flux de transports : L'insurrection qui vient, écrit par un anonyme Comité invisible. Au-delà de son statut de morceau de sucre pour les chiens de la DCRI, le livre est un sacré pavé dans la vitrine de notre société. Il fût pour cela d'abord âprement discuté dans les milieux anarchistes, puis bien au-delà après que cette mascarade d'affaire - malheureusement encore loin d'être terminée - lui ait assuré une vaste promotion.
Un pavé bien mûr
Même pour les lecteurs de ce premier opus, se plonger dans le second sorti il y a six mois, À nos amis1, revient à se prendre un ovni dans la poire. Un petit bouquin qui arrive à capter énormément de choses de notre époque en 240 pages bien tassées. Les phrases se succèdent avec un sens de la formule rare, et on sent que ce qui est énoncé vient d'une longue accumulation de rencontres, de savoirs, et de réflexions maturées. Le Comité jongle avec de nombreux sujets, et il le fait bien, si tant est qu'on respecte ses intentions. On ne peut en effet pas lire ce livre comme un traité scientifique. Son objectif est ailleurs : insuffler un élan révolutionnaire, faire circuler une énergie, remettre des évidences en perspective, et donner le goût pour une autre vie que celle qui nous est faite.
Puisque l'ouvrage se donne comme une contribution, nous avons donc voulu le discuter. Nous avons choisi d'aborder par quelques points ce qui le sous-tend de bout en bout : à savoir sa volonté de reposer des questions et de s'attaquer aux faux dilemmes qui ont historiquement plombé le mouvement révolutionnaire, mais aussi quelques points stratégiques qu'il propose en conséquence.
La crise ? Quelle crise ?
À la base du livre il y a un constat : malgré tous les soubresauts qui ont meublé l'Histoire depuis 2008, « nous autres révolutionnaires avons été défaits ». La critique des différents courants historiques et contemporains de l'extrême gauche habite de nombreux endroits du livre. On trouve dès le chapitre premier une remise en cause de la foi que certains ont eu en la crise et ses conséquences, y voyant les prémices d'un changement de l'ordre existant. Pour le Comité, celle-ci n'est au fond pas tant un problème pour le capitalisme, que son mode de gouvernement ultime. Celui par lequel il suscite un chaos qui rend l'ordre préférable à toute autre option.
Il ajoute plus loin : « Ce qui fait défaut à la situation ce n'est pas la ''colère des gens" ou la disette, ce n'est pas la bonne volonté des militants ni la diffusion de la conscience critique (…). Ce qui manque, c'est une perception partagée de la situation ». Par là, le Comité humanise et ramène à notre échelle un processus que l'on a trop souvent tendance à mythifier. Il ajoute aussi plus tard : « Sans une idée substantielle de ce que serait une victoire, nous ne pouvons qu'être vaincus ».
Quelle vie voulons-nous ?
Plus qu'un projet politique, c'est une vision du monde et des individus que le livre porte. Tout au long de sa lecture en affleure une approche originale et poétique. La révolution ne peut remettre en cause le pouvoir sans bouleverser les façons d'être que celui-ci a engendré : « La crise n'est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence ». Si on frôle parfois la métaphysique de bazar, le Comité a le rare mérite de s'attaquer au véritable problème qu'est notre civilisation même, et de rejeter avec force ce trop plein de rationalisme qui rend certains projets révolutionnaires à peu près aussi attirants que des vacances bloquées sur une aire d'autoroute. Il se fait d'ailleurs assez drôle quand, à rebours du fameux slogan de gauche qui demande « de remettre l'humain au centre », il préconise plutôt de « remettre l'humain à sa place » et de le « ramener sur terre ».
Le Comité profite également du livre pour critiquer les oppositions sclérosées qui, selon lui, gangrènent les milieux libertaires; que ce soit entre technophiles et technophobes, ou entre pacifistes et radicaux - avec un passage bienvenu qui dénonce la radicalité comme fin en soi, et le burn-out qui règne dans les milieux libertaires. Si ces remarques visent assez juste dans les deux cas, le procédé qui consiste à caricaturer deux positions pour mieux prendre une juste hauteur de vue, est lui plus discutable. « Peut-être pourrions-nous nous interroger sur ce qu'il reste, par exemple, de gauche chez les révolutionnaires, et qui les voue non seulement à la défaite, mais à une détestation quasi générale. Une certaine façon de professer une hégémonie morale dont ils n'ont pas les moyens est chez eux un travers hérité de la gauche. Tout comme cette intenable prétention à édicter la juste manière de vivre - celle qui est vraiment progressiste, éclairée, moderne, correcte, déconstruite, non-souillée ». La remarque fait du bien, mais elle prête quand même un tantinet à sourire sous la plume d'un collectif si tranché dans ses affirmations, et si prompt à valoriser une nécessaire et éternelle conflictualité entre les individus.
Se réapproprier les techniques
Les considérations stratégiques d'une révolution ont la part belle dans le livre, et c'est une de ses forces que de les mêler en permanence à l'analyse des modes de fonctionnement du monde dans lequel nous sommes. Que ce soit par le questionnement des pratiques insurrectionnelles qui ont pu avoir cours en Grèce ou en Égypte par exemple, ou par une critique singulièrement acerbe des assemblées qui furent tenues par les indignés ou Occupy Wall Street, ses entrées sont multiples.
La question essentielle de la prise en main des techniques qui nous entoure est aussi abordée. Il est fait remarquer à juste titre que les révolutionnaires négligent trop souvent la dépendance matérielle qui est notre lot à tous, et par laquelle ce système se maintient. « Il nous faut disposer d'une connaissance technique approfondie de l'organisation de ce monde, une connaissance qui permette à la fois de mettre hors d'usage les structures dominantes et de nous réserver le temps nécessaire à un décrochage matériel (…) qui ne soit pas hanté par le spectre de la pénurie, par l'urgence de la survie ». Se réapproprier toutes les techniques, même et surtout pour en démanteler la plupart, est aujourd'hui pour les révolutionnaires un passage obligé. Autre riche idée également développée, celle de faire partir toute révolution du local. Non pas tellement pour le revendiquer en opposition au global, mais parce que tout est local. Qu'il nous faut localiser tous les attributs du pouvoir, ses implantations physiques, pour mieux déjouer les atours vaporeux et omniscients dont il se pare.
Où est le pouvoir ?
Alors à quoi s'attaquer ? Pour le Comité, la caractéristique de notre époque serait que le pouvoir, essentiellement logistique, se cache dans les infrastructures, la comédie de la politique représentative ne visant qu'à nous distraire de ce fait. Les assemblées ne seraient plus les vrais lieux du gouvernement, et partout où elles furent investies lors d'insurrections, elles furent découvertes vides. La remarque est assez juste et féconde, elle omet pourtant le fait que ces infrastructures, et leur organisation, sont justement décidées dans des lieux de pouvoir prétendument sans intérêt. La libre circulation des capitaux elle même y a d'abord été décrétée avant de devenir l'un des attributs de cette domination sans attache. Les fonds d'investissements, les sociétés d'économie mixte, les promoteurs immobiliers ou les banques centrales ont toutes un siège physique. « Tous les salauds ont une adresse », dit bien le Comité. Mais, en partant de la vacuité de la démocratie parlementaire pour en conclure la dissolution complète du pouvoir, il procède à un raccourci dangereux. Si le pouvoir est partout, il n'est pas encore nulle part.
Cette approche des infrastructures, entre autres, le montre : le Comité invisible a été grandement influencé par le théories de Foucault. À un détail près, et il n'est pas négligeable : quid des rapports de domination entre les individus eux-mêmes ? Et entre les révolutionnaires eux-mêmes ? Si ces derniers se regardent peut être trop le nombril, en ignorant sciemment le problème, le livre fait l'impasse sur un phénomène fondamental qui est la racine de l'étouffement de nombreux mouvements. Si comme pour le comité invisible la volonté hégémonique des organisations à l'oeuvre dans la plupart des mouvements nous est insupportable, le pouvoir qui y exercé par certains - encartés ou non - ne nous semble pas moins problématique. D'autant que ce travers peut sembler soutenu par leur glorification quelque peu inconséquente de la puissance d'agir.
Jusqu'où nous battons-nous ?
Si certaines considérations philosophiques sont prenantes, d'autres laissent donc plus perplexe, voire éloignent sensiblement de l'ouvrage. Si, comme le comité, nous pensons qu'il faut assumer une part indépassable de conflictualité entre les individus, on sent chez eux quelque chose qui va plus loin. « À la question pourquoi vous battez-vous ? Nous répondons qu'il en va de notre idée du bonheur ». On finit par se demander si, à l'image de cette phrase ambiguë, le Comité se bat pour une autre idée du bonheur, ou si se battre est pour ses membres un bonheur en soi. Cette position devient particulièrement problématique lorsque le ton vire au méprisant déni de fragilité, du type « laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux narcissiques et aux ratés ». Les narcissiques étant d'ailleurs incompréhensiblement remplacés par les « Jeunes Filles » dans la seconde impression du texte2.
Qui sont vos amis ?
Comment créer les conditions de l'accroissement d'un mouvement ? Comment faire masse pour renverser le rapport de force et garder la main ? Pour arriver à une « perception partagée de la situation », voire à une communauté de sens, il faut bien plus qu'un savoir-faire révolutionnaire, même si son importance a trop souvent été négligée. La prise en compte des conditions matérielles basiques est aussi centrale, elle est pourtant totalement absente de l'ouvrage. Et l'on sent bien que c'est parce qu'au fond, elle n'intéresse pas le Comité. Ne parler à quelqu'un qui se bagarre tous les mois avec ses factures que de la pauvreté de son être intérieur et de stratégies d'attaque limite en effet les points d'accroche. De fait, ce qui manque à la révolution est un langage commun, mais un langage suffisamment commun pour parler avec des gens qu'on ne connaît pas, qui ne possèdent pas les mêmes ressources, et sans qui rien ne sera possible.
Depuis L'insurrection qui vient, on a beaucoup glosé sur le style d'écriture du comité invisible. Certain.e.s y voyant de la littérature de petits bourgeois prétentieux, d'autres étant fasciné.e.s par la puissance du verbe. Si la question ne peut être tranchée, c'est probablement parce que les deux approches possèdent leur fond de vérité. Il est légitime de se demander à qui s'adresse ce livre. Qui peut lire et s'approprier un tant soit peu ce texte ? Certains passages nécessitent plusieurs lectures, voire sont restés obscurs à certain.e.s d'entre nous qui sommes pourtant (un peu) familiers des problématiques. À cet égard, une phrase située à la fin du livre révèle un certain aveuglement des auteur.e.s. : « Le langage, typiquement, est "le commun", si l'on peut s'exprimer grâce à lui, au travers de lui, il est aussi ce que nul ne peut posséder en propre. On ne peut qu'en user ». Alors certes, l'énoncé est juste. Pourtant, vu ce qu'on s'est fadé à de nombreux moments dans la lecture, l'évocation du langage comme un pur bien commun fait un peu mal. Il ne faut pas sortir bien loin de son petit cercle affinitaire pour se rendre compte que si tout le monde use du langage, nombreux sont ceux qui en abusent - nous y compris. Que ce soit conscientisé ou pas, la manière de parler ou d'écrire exerce en elle-même un pouvoir. Si le langage est commun, nous sommes infiniment loin d'être égaux dans son usage. Certains en sont justement un peu plus les propriétaires que d'autres, un fait qui comme pour beaucoup de dominations échappe plus aux dominants qu'aux dominés...
Pourtant la critique d'un style prétentieux et lointain a quelques limites. D'abord parce que le Comité invisible ne se contente pas d'écrire un livre tous les sept ans, ses membres, on en est sûr après la lecture, sont au cœur des luttes dans de nombreux endroits. Surtout, le ton trop péremptoire du Comité découle d'une assurance : si celle-ci nous est parfois insupportable lorsqu'elle élude ou moque, elle est aussi la source de la force réelle que ce texte propage.
La révolution sans classes
À force « d'assumer le rapport de force » tout en méprisant « les projets de société », on en vient mieux à comprendre comment un ouvrage révolutionnaire si dense peut réussir l'exploit de ne pas piper mot de la violence que pourrait être la remise en question pour certains de rien de moins que toute leur vie. Cela vaut pour l'ouvrier qui ne s'est jamais remis de la fermeture de son usine, comme pour la jeune cadre urbaine qui ne supporte plus son taf en agence de pub.
Jamais dans l'ouvrage il n'est vraiment fait mention des pauvres, hormis pour évoquer une disparition de l'ouvrier pour le moins anticipée et le projet du capital qui vise à créer des territoires où retrancher tous les désargentés. En choisissant de parler des ouvriers comme d'un fétiche dont il faudrait se débarrasser, de même qu'en ne laissant à aucun moment l'impression que le livre peut s'adresser aux plus relégués d'entre nous, le comité fait preuve d'un anti-marxisme simpliste sur fond de joutes gratuites et parfois ésotériques. En fait, ce que les auteur.e.s nous proposent c'est une théorie du capitalisme sans classes sociales.
Si le livre donne vraiment envie de s'organiser - le passage sur la commune est d'ailleurs le plus enthousiasmant - il laisse donc quelques doutes tenaces sur le fait qu'il soit possible de le faire avec ses auteur.e.s.
Lawrence
1. Comité invisible,
À nos amis, ed. La Fabrique, 2014
2. Voir, peut être, le très discutable livre de Tiqqun,
Théorie de la Jeune-Fille, ed. Mille et une nuits, 2001