ves Reuter est professeur à Lille 3 en sciences de l’éducation. Spécialiste de didactique du français (recherches sur l’enseignement et l’apprentissage de l’écrit). Pendant cinq ans, il a dirigé l’équipe de recherche sur l’école Freinet [1].
Quels ont été les résultats de votre enquête ?
Nous avons été effectivement assez étonnés. Sur quasiment toutes les dimensions qu’on a pu étudier, les résultats sont positifs. Dans certains cas, cela a été vite. Quand on regarde les apprentissages, on voit qu’il y a des progrès partout. Clairement, au bout de trois ans, les élèves dépassent ceux de milieu équivalent qui travaillent avec d’autres pédagogies. Ils rattrapent, au niveau de la région et au niveau national, les autres écoles. Dans certains cas, les écarts se réduisent avec des enfants de milieux plus favorisés.
Concernant la construction des normes et des valeurs, en lien avec les incivilités, les enfants admettent beaucoup moins les agressions verbales ou physiques. On a constaté une baisse des incivilités au bout de deux mois. Mais tout n’est pas réglé.
Contrairement à ce qui se dit beaucoup, ces élèves ne s’ « effondrent » pas en entrant au collège. Il y a une permanence de leurs résultats. Le passage du primaire au collège est certes un passage difficile, angoissant, pour eux comme pour les autres. En revanche, même s’ils regrettent toute une série de fonctionnements, ils analysent peut-être mieux que les autres pourquoi ça change, comment s’y adapter, etc.
Attention, il y a aussi des limites, notamment sur les dimensions les plus traditionnelles, ce qui est normal puisque c’est aussi l’aspect le moins travaillé dans cette école. Par exemple, dès qu’on est sur un vocabulaire disciplinaire scolaire, le vocabulaire grammatical classique ou certains types de codage en mathématique, là, effectivement, c’est un peu moins bon que les autres. Ou encore pour les exercices dont ils ne voient pas précisément le sens. Il y a des limites, mais c’est normal. On n’est pas dans le domaine de la fiction.
Mais globalement les résultats sont positifs, et très honnêtement, on a été surpris.
Tout n’était pas parfait avec les familles, dites-vous ?
Non. Au départ, les enseignants ont eu des difficultés, pour nouer le contact avec les familles, puis pour que ces contacts soient ceux qu’ils souhaitaient. Ils ont mis en place toute une série de structures pour impliquer les parents : les ateliers du soir, les heures du samedi, des conseils plus réguliers...
Dans le même temps, vous avez des parents qui ne viennent pas pour des tas de raisons. C’est très fréquent en milieu populaire. Non pas parce qu’ils se désintéressent de l’école mais parce que c’est des choses qui ne sont pas faciles à vivre pour eux, parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue ou les codes culturels. Vous avez toute une série de parents qui ont de très mauvais souvenirs de leur trajet scolaire et d’autres qui sont déstructurés par la misère, par le chômage. L’école ne peut pas résoudre tous les problèmes sociaux.
La place de l’enseignant est indispensable dans la pédagogie Freinet.
Effectivement, c’est une question cruciale. On s’en rend compte par exemple lors de la venue de remplaçants, surtout quand ces derniers n’essayent pas de rentrer dans les principes de fonctionnement de l’école.
C’est vrai en tout cas que cette pédagogie demande une très grande maîtrise : en effet, il faut une sacrée compétence pour arriver à faire fonctionner dans une classe de 25 élèves, 25 projets différents, à les suivre, à certains moments à ré-articuler cela pour que l’ensemble se le réapproprie.
L’expérience peut-elle être transférée dans d’autres endroits ?
Sur ce sujet, nous sommes prudents. À priori, oui. Si on trouve le même corps de principes et le même genre d’équipe (ce qui est rare), et si l’institution est prête à favoriser ça. Cela pose cependant des problèmes politiques et syndicaux, parce qu’on fait « sauter » les règles du mouvement [2], et qu’on accepte que les écoles fonctionnent sur un projet et un recrutement interne. On voit bien qu’il peut y avoir des dérives libérales : à un certain moment, toute une série de professeurs se diront que s’ils veulent avoir une vie tranquille, il vaut mieux aller dans certains quartiers que dans d’autres.
D’un autre côté, des enseignants ont pu se réapproprier des dispositifs de la pédagogie Freinet, mais il y a toujours un risque : quand ces dispositifs sont isolés de leur système, ils peuvent vite connaître des dérives formelles. Le cas le plus typique est celui des conseils des élèves. Les conseils marchent très bien ici parce que cela a un sens dans l’ensemble du dispositif. Dans d’autres écoles, les conseils ne fonctionnent plus ou mal : on y fait tout autre chose. Parce que ça n’a pas de sens, c’est une sorte de verrue par rapport aux autres fonctionnements qui ne laissent pas place à l’autonomie des élèves et aux négociations quant aux fonctionnements scolaires.
Quel avenir pour ces pédagogies alternatives ?
Cela dépend de la volonté politique de prendre en compte la réalité des expériences menées. Mais en France, c’est un peu compliqué. Dès qu’il y a des débats sur l’école, les affrontements sont idéologiques et ne reposent pas sur des données empiriques. N’importe qui vient parler de choses qu’il ne connaît pas. Je ne doute pas de la compétence de Bernard Henri Lévy ou de Finkielkraut dans différents domaines, en revanche ils n’ont jamais mené de recherches sur l’école. Mais c’est eux qu’on entend.