Bande de veinards ! Vous vivez à quelques bornes de la deuxième centrale nucléaire la plus puissante d’Europe. Six réacteurs poussés à 900 MW les bons soirs d’hiver, ça pète ! Comme la première tranche de radiations a commencé à émettre il y a pile trente ans, et qu’EDF tripe déjà à la pousser jusqu’à soixante ans, on ne pouvait pas les louper. Sauf que, dans notre région particulièrement, le mouvement antinucléaire a toujours été faible. Tentons une explication.
En 1974, une bande de ministres emmenée par Giscard décide de la construction d’une centrale atomique à Gravelines. Quatre réacteurs y sont initialement prévus. Mais en 1979, suite à la révolution islamique en Iran, les deux réacteurs destinés à un pays devenu infréquentable finiront plutôt sur la côte nordiste.
Un mouvement antinucléaire timide
La décennie 1970 est celle de la nucléarisation massive de la France. Mais aussi, dans la continuité de 1968, le théâtre d’un mouvement antinucléaire déterminé : des syndicalistes autogestionnaires chrétiens côtoient un mouvement écolo naissant, des trotskystes armés, des maos, ou des non-violents. À Plogoff, les Bretons repoussent l’atome de l’État central. À Chooz-Vireux dans les Ardennes, les ouvriers licenciés et promis à bosser dans une future centrale s’allient aux autonomes parisiens pour repousser les blindés. À Creys-Malville, les manifs contre Superphénix font un mort du côté antinucléaire et une amputation du côté de la flicaille. En 1982, le chantier essuie cinq tirs de roquettes qui manquent de peu le cœur du réacteur.
Dans le Nord par contre, pas grand chose. « À Gravelines, dans les manifs, on n’a jamais dépassé les 5 000 personnes quand à La Hague on était plusieurs centaines de milliers », se souvient Alain Vaillant de Nord Nature. Une fois, en 1977, une manif arrive tout de même jusqu’au chantier. Les gens abattent les clôtures jusqu’à l’arrivée des CRS. En 1980, une marche pacifique s’organise quasi clandestinement à la Maison de la Nature de l’Environnement (MNE) à Lille. C’est qu’il faut tenir à distance les apprentis notables des futures organisations écolos qui expérimentent déjà la cogestion du désastre. Ainsi en est-il de Pierre Radanne, premier directeur de la MNE : « À l’arrivée d’une marche de plusieurs jours entre Lille et Gravelines, Radanne négociait l’implantation de la centrale avec Denvers, le maire et député PS de Gravelines, grand promoteur du nucléaire dans son parti. On avait mis un haut-parleur dans son bureau. C’était à pleurer », se rappelle Alain Vaillant.
L’impasse de l’imaginaire industriel
Pour ce militant antinucléaire, depuis la fin des années 1970, la propagande d’EDF est une vraie massue : « Pendant dix ans, à Steenwerck, on a organisé un marché artisanal, notamment sur les énergies douces. Quand 5 000 personnes passaient nous voir, tous les ans, EDF accueillait 20 000 personnes pour visiter la centrale. Et il y avait beaucoup de scolaires ». Si on y ajoute un paysage politique dominé par des partis « socialiste » et « communiste » soumis au progrès atomique, le mouvement antinucléaire fait clairement office de petit poucet.
Dans la région, la faiblesse du mouvement antinucléaire peut s’appréhender culturellement : « Quand nous on disait que le nucléaire c’était sale, les gens crevaient encore dans les mines avec les poumons noircis. Alors, le nucléaire bénéficiait d’une image propre. Et puis à l’époque, refuser de descendre à la mine, c’était être une poule mouillée. Il y a une sorte de fatalité, notamment vers Dunkerque où il y a déjà beaucoup d’usines. »
Si dans le Nord-Pas de Calais nos cerveaux sont indéniablement colonisés par le travail et la saleté industrielle, aux nucléocrates, il faudra probablement opposer autre chose qu’un seul imaginaire de sobriété énergétique et d’alternatives. Et peut-être renouer avec une opposition matérielle à cette société nucléaire.