Avec le STJV : pour que les travailleur·ses du jeu vidéo soient aux manettes !

stjvmanifDe tradition ultra-libérale, l’industrie du jeu vidéo n’est pas exactement un havre de paix pour les travailleur·ses. Harcèlement, sexisme, horaires démesurés, bas salaires, écoles hors de prix, manque de reconnaissance… Jusqu’en 2017 et la création du Syndicat des travailleur·ses du jeu vidéo (STJV), les patrons et le système avaient plus ou moins le champ libre pour essorer les salarié·es au nom de la « passion ». Les entreprises lilloises n’ont pas manqué de prendre le train en marche, Ankama et Ludogram en tête.

Bosser dans le jeu vidéo est un véritable chemin de croix (ou de carré, triangle, rond…). Dans cette jeune industrie en pleine expansion, il est de coutume de serrer les dents et de fermer les yeux devant l’exploitation et les discriminations. Un « métier passion » comme tant d’autres qui interdit aux salarié·es d’avoir des revendications. « T’es pas content·e ? Y’en a 50 qui attendent pour avoir ta place », parole de patron·ne.

Il a fallu un alignement des planètes pour que les travailleur·ses du jeu vidéo commencent à s’exprimer plus librement sur un environnement de travail délétère. En 2016, la loi El-Khomri est adoptée pour une libéralisation du code du travail. L’année suivante, les ordonnances Macron réduisent davantage la marge de manœuvre des organisations syndicales. En 2017 encore, les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc font sauter les verrous du cinéma et progressivement ceux de tous les corps de métier, incluant les studios de jeu vidéo.

Ces conditions de travail indécentes et ces cas innombrables de harcèlements moraux et sexuels sont alors relayés dans les médias1, et notamment la presse spécialisée qui ne se restreint plus aux seules analyses de jeu vidéo, mais s’autorisent à parler des conditions matérielles de travail. L’exemple le plus marquant étant le « crunch », cette période de bouclage imposée par le marché qui peut mener à travailler jusqu’à 100 heures par semaine dans certains studios2. Relevant d’abord de l’exception, cette charge de travail s’étend parfois sur des mois entiers sans que les patron·nes ne se justifient.

Des jeux vides d’idéaux

C’est devant la nécessité de s’organiser face à ces abus que le Syndicat des travailleuses et travailleurs du jeu vidéo (STJV) est créé en septembre 2017. « On voulait être représenté·es par d’autres personnes que par nos patron·nes », indique Robin, level designer3 dans le studio roubaisien Ankama, où il a co-créé la section STJV fin 2019.

Un petit exploit dans un milieu où le syndicalisme n’existait tout simplement pas, où certain·es délégué·es du personnel tentaient tant bien que mal de faire vivre un rapport de force avec les patrons au sein des CSE (comité social et économique, une instance représentative du personnel au sein d’une entreprise). « Ça n’a pas été facile. C’est une industrie très néolibérale, thatchérienne4, où l’individu et le mérite sont mis en avant, explique Robin. Les entreprises exploitaient bien la passion des salarié·es. Et nous, on avait envie de faire quelque chose de beau. Mais on s’est vite rendu compte qu’on avait des intérêts communs qui divergeaient de ceux des patrons. »

Les patron·nes justement, ont pignon sur rue depuis 2008, avec le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), un puissant lobby patronal censé favoriser la compétitivité des entreprises de l’industrie vidéo-ludique. « C’est un peu le Médef du jeu vidéo », poursuit le level designer. Et pour les boss, tout va bien dans le meilleur des mondes. A titre d’exemple, le SNJV publie chaque année un « baromètre » qui donne les chiffres représentatifs de l’année précédente : chiffres d’affaires, tissu économique, croissance, distribution, attractivité… Des chiffres (ou charabias) chaque fois plus élogieux sur la bonne santé de l’industrie, où celleux qui les produisent réellement sont presque absent·es.

Codes de (t)riches

Pour illustrer une autre réalité, celle des travailleur·ses, le STJV vient de publier son propre baromètre5. On y découvre que les femmes sont sous-représentées dans l’industrie (23 % de femmes et 5 % de personnes non-binaires), que les travailleur·ses quittent le secteur au bout de 10 ans d’exercice en moyenne, que le coût des études est de 25 000 € en moyenne pour un cursus complet (avec les dettes que ça implique), que la quasi totalité des entreprises sont affiliées à une convention collective inadaptée au secteur6, ou que le quart des salarié·es estiment avoir effectué au moins une période de crunch au cours de l’année 2022, dont la moitié n’a pas été rémunérée (sinon en tape sur l’épaule).

Face à ce constat, la présidente du SNJV, Anne Devouassoux (à croire qu’il faut un nom à particule pour diriger un syndicat patronal)7 déclare sans bégayer au magazine Têtu en mai 2023 : « Le crunch n’existe pas dans l’univers professionnel actuel. Il existe des heures supplémentaires travaillées, sur la base du volontariat ». Ça doit être un de ces cas d'hallucination collective.

Dans ce contexte, il est plus que salutaire de voir se développer le STJV et notamment dans les entreprises de la métropole lilloise qui représentent plus de 500 salarié·es, dont 270 chez Ankama8. Les dernières mobilisations contre la réforme des retraites ont permis aux travailleur·ses du secteur de se sentir concerné·es et de se rapprocher du syndicat, reconnaissable avec son grand drapeau rouge et noir qui flottaient dans les cortèges lillois. « Ça a permis d’agglomérer plein de petits groupes. Le STJV avait monté une caisse de grève pour l’occasion, ce qui a encouragé les gens », explique Robin, qui anime également l’antenne lilloise du STJV depuis 2022 pour mutualiser les luttes dans la région. Les listes syndicales ont d’ailleurs été reconduites récemment chez Ankama avec une assise plus importante encore : 11 sièges sur 20 au CSE en 2019 contre 19 sur 22 en 2023.

On se console comme on peut

Ainsi, dans les pas des camarades d’Ankama en 2019, une section a été créée cette année dans le studio lillois Ludogram (30 salarié·es). Elle devient la 18ème section STJV en France, et la deuxième dans les Hauts-de-France. « Pendant la réforme des retraites, on était chauds comme la braise. On a proposé une liste syndicale et on a constaté qu’il y avait pas mal d’adhésion, indique Adrien9, narrative designer10 chez Ludogram. Ça a été pris bizarrement, parce que "ça n’a aucun sens" de se syndiquer dans une boîte de 30 personnes. Le boss m’a même dit : "Tu sais, j’étais même pas obligé de t’accepter au PAP11." Alors que c’est totalement faux ! »

C’est que les patron·nes du jeu vidéo ne sont pas bien différent·es du reste de leurs congénères. « Iels se voient en punk, loin du monde des cravates, ajoute Robin. Iels sont passionné·es, on ne peut pas leur retirer ça. Sauf qu’au premier conflit, le sentiment de faire partie du même groupe éclate. » Par chance, Adrien n’a pas encore expérimenté ces dysfonctionnements chez Ludogram. « Vaut mieux prévenir que guérir ! »

Le narrative designer a découvert le syndicalisme avec ce mouvement. « J’ai appris sur le tas avec les camarades du STJV. » Par la nature de ces métiers, le syndicat se nourrit très bien de manière dématérialisée. L’entraide, l’échange de connaissances et les soutiens via le réseau national permettent d’avoir plus de poids localement.

Turnover : restez, j’y vais !

Malgré tout, le syndicalisme n’est pas encore en odeur de sainteté dans tous les studios. La première raison étant que l’espérance de vie d’un.e employé.e du jeu vidéo dans un studio est très réduite. « Dans cette industrie, on est sénior au bout de cinq ans tellement les gens se barrent vite. Et les juniors n’osent pas trop parler, indique Adrien. Autour de moi, dans l’open space, personne n’a plus de 50 ans. »

Ce phénomène cause un turnover (ou taux de rotation du personnel) beaucoup plus important que dans d’autres secteurs (25 % par an chez Ankama, contre 15 % en moyenne en France12). « Ça maintient les salaires et les engagements militants bas et ça complique la tâche aux syndicats », poursuit Robin. Cette donnée s’inscrit paradoxalement dans la lutte contre la réforme des retraites selon Adrien : « On se mobilise pour l’après. Si on veut rester dans le milieu, 17 ans de chômage, c’est ça le plan ? »

Un autre constat, relevé également dans le baromètre du STJV, est celui des classes sociales représentées. Les travailleur·ses de l’industrie vidéo-ludique sont essentiellement issu·es de milieux privilégiés aux niveaux d’études très élevés. « Soit tu galères pour rembourser ton prêt, soit tu dis rien parce que c’est pas dans tes intérêts de classe », analyse Adrien. Le serpent qui se mord la queue, pour plagier un classique du jeu vidéo.

« Beaucoup de boîtes font encore n’importe quoi en termes du droit du travail. On est obligés d’installer un rapport de force pour s’éviter trois ans de prud’hommes ou un gros mouvement de grève, conclut le développeur. On sait que l’industrie est merdique et 95 % des problèmes ne sortent pas parce que les gens ne parlent pas. » Reste à convaincre ces gens que le syndicat est une réponse légitime et structurante contre toutes ces dérives. Travailleur·ses du jeu vidéo de tous les pays, unissez-vous et rejoignez la partie pour affronter le boss patronal !

Niouhera

 

1. En 2018, Médiapart et Canard PC publient conjointement « Crunch investigation », une série d’articles traitant des conditions de travail dans le studio français Quantic Dream et des errements de son patron emblématique, David Cage.

2. Dan Houser, producteur du jeu Red Dead Redemption 2 a voulu se faire mousser pour la sortie de ce titre en 2018 en déclarant « Nous avons fait des semaines de 100 heures » pour vanter l’investissement du studio Rockstar.

3. Le/la level designer conçoit les niveaux d’un jeu vidéo en exploitant les mécaniques de jeu.

4. De Margaret Thatcher, première ministre britannique (1979-1990) et la maman libérale à Macron.

5. « Enquête sur les travailleur·ses du jeu vidéo en France », conduite entre mars et mai 2022 sur un échantillon représentatif de 1000 travailleur·ses, à retrouver sur le site STJV.fr.

6. La convention collective SYNTEC (personnels de bureaux d’études techniques, des cabinets d’ingérieurs-conseil et des sociétés de conseil) ne correspond en rien aux réalités des métiers du jeu vidéo, notamment pour l’aspect artistique de certains postes.

7. David de Grutola, Guillaume Juppin de Fondaumière, Rimain de Waubert de Genlis… sont autant de PDG d’entreprises de jeux vidéo. On a un pattern là, non ?

8. Parmi ces entreprises : Nacon à Lesquin, Ankama à Roubaix, Ludogram à Lille ou Ishtar Games à Tourcoing.

9. Nom d’emprunt.

10. Le/la narrative designer crée l’univers et les histoires d’un jeu vidéo.

11. Le Protocole d’accord préélectoral (PAP) est un accord négocié avant les élections du CSE pour en fixer les modalités. L’employeur a l’obligation de convier les organisations syndicales aux négociations.

12. Statistiques Insee pour l’année 2022.

13. Déso pour les notes de bas de page.

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