Université de Lille : cursus mobilisation...

Lille 2 mutualiséDepuis le début d’année, la jeunesse occupe un rôle central dans la lutte contre la réforme des retraites. Loin d’être homogène et continu, le mouvement étudiant a constamment évolué, tant au niveau de ses actions que de ses modes d’organisation. Retour sur les trois derniers mois de mobilisation sur le campus de la fac de droit.

De belles tables en bois sont harmonieusement disposées dans la pièce. Les fauteuils en cuir qui les entourent invitent à s’asseoir pour profiter du soleil d’avril qui pénètre par la baie vitrée. Des petits groupes rient et discutent joyeusement. On s’attendrait presque à se faire servir un Starbucks ou à assister au conseil d’administration de la nouvelle start-up tendance. Une inscription indique fièrement : « Espace co-working Crédit Mutuel ». Pourtant, ne vous y trompez pas, nous ne sommes pas dans les bureaux de Google… mais dans une université publique. En plein coeur du campus de Moulins plus précisément. La privatisation de l’enseignement supérieur est désormais ouvertement assumée et ce n’est pas pour plaire aux premiers intéressés : les étudiant.es. « J’ai toujours refusé de mettre les pieds au co-working » explique Nino qui ajoute en rigolant « avec mes potes on l’appelle espace néo-libéral ». Etudiant en L2 de Science Politique, il participe à un canal Telegram réunissant plus de 200 étudiants de Lille 2 où s’échangent tracts, dates d’AG et conseils pour les blocages.

Quand a débuté le mouvement contre la réforme des retraites, Nino et les autres militant.es en ont profité pour se réapproprier ce lieu symbolique, inauguré l’année dernière. En mars, face à la succession des blocages (le campus a été fermé 8 journées), et suite à l’occupation de son bureau, le doyen Jean-Gabriel Contamin n’a eu d’autre choix que de négocier. Il cède officiellement le lieu aux étudiants mobilisés, en échange de l’arrêt des occupations nocturnes. Désormais, sur le mur de la salle, une pancarte liste des revendications et des tracts sont suspendus au plafond. A côté du logo du Crédit Mutuel, des post-it collés forment un message : « AG à 11h ». Deux images, deux visions du monde. « Le co-working c’est clairement le point de ralliement de la mobilisation » indique Louis.

Les terroristes intellectuels vous offrent le thé

Pour le mouvement, la conquête n’est pas uniquement symbolique. Par la réappropriation de cet espace au cœur du campus, la mobilisation a largement gagné en visibilité. Quelques AG réunissant une cinquantaine de personnes se sont déroulées devant les yeux d’étudiant.es étonné.es qui observent ce spectacle au travers des larges baies vitrées du désormais nommé « Crédit Mutualisé ». Beaucoup se contentent de soutenir la mobilisation de loin et n’étaient souvent pas au courant de l’existence de ces réunions. Des militant.es tentent d’ouvrir la discussion avec les quelques curieux.ses qui se tiennent à l’écart. « On a du café et du thé si vous voulez. » Où sont passés les « terroristes intellectuels » ?

Pourtant, rien n’était gagné d’avance. Les premières semaines après l’annonce de la réforme, le mouvement reste timide. Une première AG parvient toutefois à réunir 200 à 300 étudiant.es, pour beaucoup des néophytes à la recherche de débat et de démocratie directe, qui atterrissent ici « par simple curiosité ».

Ils déchantent rapidement. Une minorité de petits groupes déjà constitués (syndicats, partis politiques, autonomes…) monopolise l’espace de parole. Au fond de l’amphi, un groupe se lève. bute alors un long réquisitoire contre le fonctionnement des AG et les organisations politiques, débouchant sur la proposition de « pillage d’un lieu symbolique de la bourgeoisie ». Les revendications des étudiant.es attendront. Au milieu de ce brouhaha, nos curieux.ses laissent passivement défiler les minutes. Moins de la moitié reviendront la semaine suivante et il faudra attendre un mois pour retrouver une telle affluence en AG. « Fin février, il y avait eu une AG où personne ne voulait prendre la parole. C’était encore plus pesant qu’en cours » , se rappelle une étudiante. Un premier blocage échoue en février, faute de soutien et d’organisation, délogé par une violente intervention policière (voir encadré).

Il faut dire que dans cette faculté où la majorité des étudiant.es suivent des études de droit, l’action directe n’est pas dans l’ADN de tous. « Pour beaucoup, ils pensent seulement dans un cadre juridique. Tout ce qui est extérieur est perçu comme illégitime », explique Nino. « Ils ne parlent pas forcément beaucoup de politique en droit » complète Nathalie Ethuin, présidente du jury de la première année (L1) de licence Science Politique et présidente du jury de la commission Parcoursup pour l’accès à la L1 science politique. Cependant, l’arrivée massive d’étudiant.es de science politique au cours de ces dernières années a quelque peu rebattu les cartes. Créée en 2014, la Licence de Science Politique de l’Université de Lille est aujourd’hui la plus importante de France en termes d’effectifs, avec 550 étudiant.es en première année et 1580 sur les trois années de la licence. Bien que moins nombreux.ses que leurs homologues de droit, ces étudiant.es sont souvent davantage investi.es dans la vie du campus et sont majoritaires au sein des syndicats (Solidaires, Union étudiante…) et des AG. « La licence attire des étudiant.es qui ont déjà un intérêt pour les questions politiques », analyse Nathalie Ethuin. 

Austérité à l’université

Avec 23,6 étudiants par enseignant en moyenne, l’Université de Lille affiche un des taux d’encadrement les plus bas de France (la moyenne nationale est de 18,1 étudiants par enseignant). Il n’est désormais plus rare de voir des cours de TD débuter deux semaines en retard faute de professeurs, voire être entièrement supprimés. Et quand ce ne sont pas les travailleur.ses qui manquent, c’est au tour du matériel. Au campus de Pont de Bois, certains étudiant.es suivent désormais leurs cours de TD… assis.es sur le sol, faute de chaises. Une histoire à tomber par terre qui est malheureusement loin d’être un cas isolé. Pour cette fois, le Président de l’Université Régis Bordet peut se cacher derrière un déficit annuel parmi les plus élevés en France : 15 millions d’euros. Le manque de moyens vient d’en haut. 

Lille 2 mutualisé

Depuis plusieurs années déjà, la grogne monte et enfle. Parmi les étudiant.es aujourd’hui mobilisé.es, nombreux.ses sont celles et ceux qui avaient bloqué leur lycée lors de la réforme de Parcoursup en 2018. Depuis cette date, difficile de trouver des motifs d’apaisement : système de sélection « Mon Master » (1), diminution des APL, tentative de SNU (Service National Universel (2)) obligatoire… excusez du peu. Passé le court espoir du repas à 1 euro pour tous, c’est désormais la colère qui règne. « On a connu une succession de galères : Parcoursup, le Covid… tout est réuni pour que le mouvement prenne » explique Louis.

Reste que jusqu’à ce début d’année, les colères ne s’étaient pas encore agrégées. Il manquait un catalyseur, une étincelle qui viendrait mettre le feu aux poudres. C’est dans ce contexte que survient la réforme des retraites. L’enjeu est fédérateur et l’ennemi clairement identifié. Beaucoup partagent le même constat : il faut agir. « C’est tellement cliché cette réforme. C’est l’exemple type de la loi qui ne doit pas passer et qui passe quand même », juge Nino. Les colères latentes, jusque-là refoulées, prennent désormais sens. Le mouvement est né.

« On doit être 200 devant la fac »

Au fil des semaines, une douce euphorie prend possession d’une partie des étudiant.es. Et si on agissait ? Et si on cessait d’être spectateur.rices de décisions prises au sommet ? Sur les bancs des amphis de l’AG, les visages ont changé. On ne lit plus ni l’appréhension ni l’hésitation du début, seulement de la détermination et la certitude d’agir pour une cause juste. Début mars, les étudiant.es votent le blocage à la quasi unanimité. Chacun.e se lève et applaudit solennellement, ayant le sentiment d’assister à un événement majeur. « Aujourd’hui, on est 200 à voter, c’est bien. Mais demain, il faut qu’on soit autant devant la fac » alerte un étudiant. 

Il ne croyait pas si bien dire. Au matin du 8 mars, poubelles et barrières accueillent le doyen qui décide de fermer le campus. Première victoire pour le mouvement qui récidive le lendemain, toujours avec succès. « Au fur et à mesure que j’arrive depuis le métro, je vois de plus en plus d’ombres qui déplacent des poubelles. C’est assez amusant » se rappelle Nino. Le contraste avec la tentative de blocage avortée en février est saisissant. Cette fois-ci, l’action est décidée par une base large et gagne le soutien de celles et ceux qui se tiennent à l’écart de la mobilisation.

Beaucoup participent alors à leur tout premier blocage. C’est le cas de Charlie. « Je me lève à 5h30, j’enfile mon masque et j’y vais » explique-t-il. On aurait presque envie d’ajouter « tout simplement ». La désobéissance est devenue l’évidence, l’habituelle passivité routinière une anomalie, impensable quelques semaines à peine auparavant. Désormais, bloquer va de soi. « Si on ne le fait pas, qui le fera ? » résume Louis. Habituellement assis.es sagement dans un amphithéâtre à écouter un cours de droit constitutionnel, les voilà désormais qui mènent une action condamnée par le Code de l’Education, un comble pour ces étudiant.es légalistes. « Il n’y a pas plus de légitimité dans leur élection présidentielle à deux balles que dans le vote de nos AG » argumente Nino.

Des pétales germent la révolte

Comment expliquer ce retournement ? Plusieurs étudiant.es mobilisé.es pointent du doigt la nouvelle manière d’organiser les AG. L’amphi est divisé en petits groupes de 10 à 15 étudiant.es appelés « pétales », qui débattent pendant plusieurs dizaines de minutes et livrent leurs conclusions aux autres groupes. Proposé au moment des blocages de mars, le système a immédiatement suscité l’engouement, malgré la protestation de certains leaders syndicaux. Finis les monologues interminables de quelques-uns (souvent des hommes) face au silence des autres. La base s’est réappropriée la mobilisation. Désormais, chacun.e se sent légitime à participer au débat. « Les AG en pétale, c’est excellent. Ça permet aux gens avec un avis plus nuancé de s’exprimer. Et puis, c’est moins impressionnant que de parler devant 300 personnes » analyse Charlie. « J’ai même des potes de droite qui sont venus » avoue-t-il en rigolant. Les opposant.es qui hier méprisaient le mouvement s’assoient maintenant sur les mêmes bancs que les étudiant.es mobilisé.es. 

Lors de la dernière AG avant l’arrêt des cours, des étudiant.es en droit, hostiles à la mobilisation, sont massivement présent.es. L’enjeu est crucial : déterminer si les partiels seront ou non bloqués par les étudiant.es. Rapidement, la tension monte. Quelqu’un lance même « Vous vous plaignez, mais il y avait une autre candidate au 2nd tour » provoquant les huées ou les applaudissements. Pendant plusieurs heures, les prises de paroles s’enchaînent et les arguments s’échangent. Quelques « mais laissez-nous travailler ! » sont lancés sporadiquement. Finalement, le vote des étudiant.es en droit empêche le blocage des partiels. L’assemblée s’accorde pour demander un 10 améliorable” (que seuls quelques professeurs de science politique mettront en place). Mais l’essentiel n’est pas là. Au fil des actions, des rencontres et des discussions, ces néophytes ont acquis des méthodes et de l’expérience. Ils et elles finissent leur année diplômé.es en militantisme (sans 10 améliorable !). Si cette fois la réforme des retraites est passée et que les partiels ont eu lieu, les étudiant.es mobilisé.es, en imposant leurs modes d’action, ont gagné la bataille de la méthode. Celle des idées suit déjà.

Texte : 12Ø

Dessins : Kendra

 

1. Inaugurée cette année, la plateforme ambitionne de devenir le Parcoursup du Master. A la clé, davantage de sélectivité et déjà un florilège de bugs.
2. Le SNU, indirect héritier spirituel du service militaire, est un stage de 2 semaines encadré par l’armée et ouvert aux jeunes de 15 à 17 ans.

 

 L’extrême droite et la police main dans la main

« Pour la forme, je vais vous demander de bouger, et pour la forme vous allez me répondre non », annonce un policier aux étudiant.es bloquant le campus de Moulins le 7 février 2023. Le ton est clairement donné, l’intervention peut débuter. Un agent sempare alors d’une barrière et l’utilise pour frapper les étudiant.es tandis qu’un autre flic lance une poubelle disposée devant l’entrée sur le groupe. Plusieurs militant.es sont jeté.es au sol.

Sur le parvis, un étudiant qui attendait l’ouverture du campus filme la scène. Sa vidéo fera le tour des réseaux sociaux. Passe en revanche presque inaperçue l’irruption de 15 militants d’extrême droite. Une fois le plus gros du travail de sape effectué par la police (il ne faudrait tout de même pas prendre le risque d’y aller les premiers) le groupe jette à son tour ses forces dans la bataille. Ils s’associent aux policiers pour briser la chaîne et arrachent les sacs à dos des étudiant.es sans sommation et sans ménagement.

Selon plusieurs personnes présentes sur place, les fafs auraient également scandé des slogans racistes, comparant certain.es militant.es racisé.es à des animaux. La police, elle, choisit de laisser faire. « A aucun moment ils n’ont essayé de nous protéger des violences ou d’arrêter les militant.es d’extrême droite. C’est une collaboration de haute proximité entre l’extrême droite et la police. » regrette Léo.

Sans doute trop heureux.ses de recevoir une aide inattendue, les agent.es ont préféré fermer les yeux lâchement sur ce guet-apens. Une approbation tacite qui contraste avec le zèle policier pour sanctionner les manifestant.es.

Il faut dire qu’au cours de ces dernières années, les signes de rapprochement entre une partie de la police et l’extrême droite se sont multipliés. Citons l’autorisation donnée par le préfet de police de Paris pour une manifestation néo-fasciste le 9 mai 2023 ou l’invitation d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen à un « grand oral sur la sécurité » organisé par le syndicat Alliance. Un nouveau fait d’arme est donc venu s’ajouter au tableau : la collaboration directe entre agents de police et militants d’extrême droite pour débloquer Lille 2. Le début d’une belle « collaboration » ?

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