Le 24 mai dernier La Brique assiste à une « réunion de rue » organisée à l'appel des militant-es et des activistes de Calais. Il s'agit d'avertir les migrant-es de l'opération sanitaire qui s’apprête à frapper l’ensemble de leurs campements pour, officiellement, mettre fin à une épidémie de gale. Bien loin d’être motivé par des raisons strictement humanitaires, ce plan vise à faire table rase de leurs lieux de vie afin d'invisibiliser leur présence. À l'heure de « la fête de la mer » de la municipalité, il faut nettoyer les berges.
Dès notre arrivée aux portes du terrain où les repas sont distribués, nous sommes invités à entrer par une femme d’environ cinquante ans.
SALAM !
Le seuil franchi, sa main indique un espacement situé en retrait. « Regardez où est-ce qu’ils sont obligés de faire, regardez et…sentez !! » dit-elle avec indignation alors que nos regards se posent sur les matières fécales alignées le long d’une haie. Se soulager sous le regard d’autrui : épreuve ultime de la promiscuité, qui leur est imposée par l’absence de sanitaire. Une expérience humiliante parmi tant d’autres et qui participe au lent processus de déshumanisation de ces hommes, femmes et enfants. Plus qu’un détail anecdotique, tout un symbole de l’extrême précarité avec laquelle ils doivent sans cesse composer.
Le lieu en question ressemble à un ancien quai de marchandise. Sa matérialité présente quelques similitudes avec l’institution carcérale et l’on devine qu'il était anciennement cerné de fils barbelé. D’ailleurs les RG sont là. Tapis dans la chaleur confortable de leur voiture, ils se tiennent à bonne distance de la scène qu’ils observent. Lieu de confinement donc. Oui, mais pas seulement. L’enclos qui sépare et isole peut devenir la barricade qui protège. Réapproprié quotidiennement par les activistes et les réfugiées, c’est aussi dans ce même espace que la communauté peut se rassembler. Il permet de recréer momentanément de précieuses occasions de repos, de discussion et de repas collectifs, propices à réchauffer les corps et les esprits. Dans le langage ordinaire de ceux qui l’investissent, il a d’ailleurs été rebaptisé "Salam". C’est devenu un lieu de vie et, à sa manière, un lieu « habité ».
14h-15h : informations et explications...
Un peu plus d’une centaine de personnes sont présentes. Militants et activistes donnent les dernières infos en provenance de leurs sources respectives. Chacune de leurs prises de paroles est suivie de sa traduction en plusieurs langues. Les mauvaises nouvelles circulent et se diffusent à l’intérieur de chacune des communautés de migrants représentées. La veille, le Centre de Rétention Administrative de Coquelles a été complètement vidé, ce qui augure des arrestations et des expulsions massives qui se préparent. S’agissant de la gale – qui affecte alors environ 25% des migrant-es -, il est proposé à ceux qui le souhaitent de recevoir traitement et suivi. 24 h après la prise du médicament, les personnes concernées pourront prendre une douche et se verront distribuer de nouveaux vêtements. C’est à ce moment là que les camps seront vidés et brûlés. « Je peux pas vous mentir là-dessus. Quand vous serez sous la douche, les bulldozers seront dans les camps pour tout raser ». A partir du 30 mai, les squats calaisiens ouverts cette année seront eux aussi expulsables. Un jeu perdant/perdant pour les migrants: la maladie ou l’abri, telles sont les alternatives de ce non choix. « Sans solution de relogement, ce plan est aberrant, une impasse complète. Cela met les gens dans des paradoxes, c'est fait pour les rendre fous ».
... et début de réactions
Une partie des migrants restent assis près des orateurs. D’autres s’en détachent par petites grappes. Ces cercles de discussion sont une première occasion de réagir : les craintes et inquiétudes s’y verbalisent. Les migrant-es qui n'ont pas encore eu leurs empreintes digitales relevées par la police redoutent de se faire arrêter et, le cas échéant, de se voir condamner à demander asile en France (Accords de Dublin). Ceux qui ont déjà été fichés dans un autre pays craignent d'y être renvoyés, car c'est dans le premier pays où un-e migrant-e pose le pied qu'il/elle est doit de demander asile. Du côté des militants, les commentaires font tous état d’une même colère face à la situation : « Qu’ils prennent le traitement ou pas, ils seront délogés ». « C'est un scénario inacceptable. Il s'agit de disperser les gens et de les arrêter par petits groupes. Cela va placer les migrants dans une situation de précarité encore plus extrême et les exposer à la police ».
« Déjà vu, déjà vécu »
Une fois encore, les procédures d’expulsion bafouent les règles de droit en vigueur : démarche de concertation qui garantit aux soutiens d’être associés à la prise de décision, diagnostic préalable sur les divers besoins des migrant-es, expulsion assortie d’une obligation de leur proposer un relogement alternatif… L’état d’urgence sanitaire artificiellement déclaré permet aux acteurs politiques de faire l’impasse sur les devoirs et engagements qui leur incombent. Comme en 2009, lors du démantèlement de la ‘jungle’ pachtoune par Eric Besson, la gale est utilisée comme prétexte hygiéniste à l’action expéditive. Se poser en acteur humanitaire et recourir à des arguments techniques est un procédé classique pour dépolitiser le débat. Il permet d’obtenir plus facilement l’assentiment de l’opinion tout en dissimulant le but poursuivi par l’opération : déloger et disperser les indésirables. Calais doit être propre pour la Fête de la Mer qui se tient début juin. Installés le long des berges, les migrant-es feraient-ils trop "tâche" à côté de la rutilante nouvelle « Majest'in » de la maire UMP Natacha Bouchart ? Déjà remarquée pour avoir appelé les calaisiens à dénoncer les activistes et migrants qui occupent des squats, celle-ci vient d’ailleurs de déposer une loi anti-squat auprès du Sénat.
15h-17h : Décider entre migrant-es quoi faire, quand et comment.
Quelle position adopter et quelle solution retenir ? Est-il préférable d’accepter l'offre de la préfecture ou la refuser ? Faut-il fuir avant que bulldozers et CRS n’arrivent ou rester jusqu’au bout et ainsi démontrer sa détermination ? Vaut-il mieux se disperser pour rester discret, se concentrer sur l’objectif de la traversée, ou rester groupé-es et tenter d’organiser la résistance en insistant sur le relogement obligatoire ? De plus petits groupes se constituent sur des bases communautaires afin de réfléchir à la situation et aux décisions urgentes qu’il convient de prendre. Les activistes et les associations espèrent que les querelles communautaires et mafieuses seront mises de côté à la faveur d’une action massive et solidaire. Alors que les pourparlers s’étirent, des avis divergents voire contraires apparaissent. La diversité des points de vue refléte la diversité des situations et des perspectives personnelles qui coexistent. D’après les engagements annoncés lors de la conférence de presse, les mineurs et les femmes seraient, relativement, les mieux protégés. Viennent ensuite les demandeurs d’asile, qui seraient placés dans des structures d’hébergement d’urgence éparpillées sur le territoire régional. A contrario, rien n’a filtré concernant le sort réservé à tous les autres. Les majeurs en situation illégale sont donc les plus exposés au risque de l’arrestation-expulsion. Soit la grande majorité des migrants… Une pluie battante s'abat soudain. Tout le monde se précipite sous les préaux en préfabriqué. Les discussions interrompues en resteront là... Pour le moment.
17h-18h : Réunion de crise inter-associations
À la demande d’Abdel, un Syrien de 27 ans, une réunion exceptionnelle est convoquée. Elle se tient à huis-clos, entre lui, les activistes et certains responsables associatifs. Abdel se fait le porte-parole de l’incertitude qui prévaut chez les réfugié-es. Il commence par exprimer les attentes qui reposent sur les non-migrant-es : « Ils sont un peu perdus pour le moment. Vous, vous connaissez les lois d’ici et les intentions de ceux qui décident. Le mieux, c’est que vous nous disiez ce qu’il est possible de faire ou pas, et avec quels risques. Ensuite je transmettrai à mes camarades ce que vous allez me dire. On pourra en discuter à nouveau ce soir avant de nous décider ». Les différentes options envisageables sont donc passées en revue. Chacune est soigneusement décortiquée. On recoupe les différentes infos, on confronte les versions, on tente d’anticiper les moindres détails de la stratégie répressive qui s’apprête à être mise à exécution. Il en ressort qu’aucun scénario ne permet d’envisager l’action sereinement et, quel qu’il soit, ses chances d’aboutir paraissent bien minces.
Au fil des échanges suscités par les interrogations d’Abdel, il devient perceptible que l’action des militants est fortement contrainte. Obligés eux aussi de toujours repartir de zéro, rien ou très peu de ce qui a été conquis au cours des mois précédents ne peut être conservé. Ils sont condamnés à l’éternel recommencement. De même, les vies des migrant-es se conjuguent essentiellement au présent, leurs identités sont comme amputées par l’absence de repères durables. Sans ces ancrages, il peut devenir difficile de se projeter dans un futur moins sombre, de raccrocher un projet durable à une existence de misère. Autant d’énergies investies en réalisations concrètes et qui connaissent inexorablement le même sort : la déperdition et la destruction. Pour Laura, jeune bénévole qui participe à la distribution quotidienne de pain, ce temps cyclique peut mettre à mal les forces et les volontés : « c’est vrai qu’à force de se heurter à des murs, on finit par s’essouffler. Des fois, je me sens un peu impuissante face à l’ampleur des difficultés auxquelles il faudrait trouver des solutions durables ».
18h-19h : Retour au terrain de distribution pour le dîner
Au menu : haricots blancs, demi-baguette et une banane. Comme il n'y a aucun banc, les repas se prennent debout ou bien assis au milieu des goélands et des pigeons. Le Boxing Club de Hem est venu se joindre à l’association Salam pour aider à la distribution. Un de ses responsables nous explique qu’ils font le trajet à plusieurs une fois par mois depuis quelques années. Le choc ressenti à la vue d’un reportage télé a été pour eux l’élément déclencheur de la mobilisation.
« Depuis que c'est ouvert je n'ai jamais vu autant de monde » s’étonne un militant ayant pourtant participé à l’épisode de Sangatte. Selon lui, cet afflux soudain peut être relié au changement d'attitude des autorités italiennes: depuis quelques jours, elles refusent de garder les migrantEs ou de les empêcher de quitter Lampedusa. À leur arrivée en Italie, elles les remettent en liberté sans enregistrer leurs empreintes. Un jeune No Border résidant à Calais nous confie que les associations n’ont jamais été aussi soudées : « En un sens, la création de Sauvons Calais a eu aussi des effets positifs. Ca a suscité la venue de nouvelles personnes issues d’horizons assez différents. Les groupes antifascistes de Lille sont venus nous soutenir ici pour la première fois. Via les associations, il y a aussi pas mal de calaisiens qui ont décidé de venir en aide aux réfugiés. Certains font mêmes la démarche d’apporter des denrées aux migrant-es seuls ou en famille. Alors que la plupart des activistes ont toujours été des personnes extérieures à la ville. »
19h30h-21h00 : devant la Maison des Femmes
Nous nous dirigeons vers le squat du boulevard Victor Hugo, ouvert par les No Border en juin 2013. A ses débuts, c’était un centre de soin destiné à accueillir femmes, enfants et malades ouvert de jour seulement. Il s’est transformé en Maison des Femmes suite à l’arrivée du nombre important de réfugiées issues d’Afrique Sub-saharienne. Elément notable, il est légalisé depuis le 22 mai 2014. Ce changement de statut inédit est le fruit d’une négociation pluripartite tout aussi inédite. À son issue, les activistes ont accepté de céder à Solid’R l’organisation du lieu moyennant sa reconnaissance légale. Des éducateurs sociaux y viennent donc quotidiennement, assurant désormais la gestion des affaires courantes. Pour les militants de la cause des squats il s’agit d’une réussite sans précédent. « La stratégie des squats, consiste à trouver des espaces pour les migrant-es et à forcer les autorités à bouger. Aujourd'hui cette stratégie est soutenue par les associations, ça n'aurait pas été le cas il y a quelques années.» Confortée par le ralliement des associations, cette stratégie a montré qu'elle peut contraindre le gouvernement à reconnaître publiquement la légitimité d’un mode d’occupation habituellement stigmatisé et réprimé.
En arrivant sur place, des CRS sont en train d’enjoindre quelques hommes de quitter les lieux. Les importuns s’éloignent et l’incident se clôt sans tensions. Nous saluons les jeunes femmes assises sur le banc qui s’interpose entre la rue et l’entrée de la maison. Originaires du Soudan et de l’Erythrée, elles sont toutes là depuis moins d’une semaine. C’est avec l’une d’entre elles, Aminata, qu’un dialogue plus long va s’engager. Aminata a un peu moins de 30 ans. Toute en retenue, elle s’exprime dans un anglais parfait et parle d’une voix calme mais grave. C’est l’ainée et la seule fille d’une fratrie de cinq enfants. Elle est partie de son pays et a du quitter les êtres qui lui étaient chers pour échapper à des menaces de mort. « J'ai laissé mes frères derrière moi. Notre mère est morte alors maintenant c'est moi qui suit responsable d'eux. J'aimerais tant les revoir. Mais je suis ici. Ma vie était en danger chez moi. » C’est donc sur ses jeunes épaules que repose en grande partie l’avenir de sa famille. Quand elle repense à elle, l’émotion devient plus difficile à contenir et la tristesse finit par perler aux coins de ses yeux noirs. « Si j'avais eu une vie dans mon pays, je ne l'aurais pas quittée.»
Elle porte un regard lucide sur sa situation et nous exprime son incompréhension. « Qu'est-ce qu'on peut faire lorsqu'un pays refuse notre demande d'asile deux ou trois fois ? Nous n'avons aucun droit, pas de logement, pas de travail, même pas le droit de faire du bénévolat. Ils disent que c'est la loi, mais quelle genre de loi est-ce ? J'ai fais des études médicales, je suis diplômée en médecine. J'aimerai simplement avoir une chance de montrer ce que je vaux et que je peux faire quelque chose. La société peut bénéficier de moi.» La motivation et l’investissement sans faille des bénévoles ne font aucun doute. Les preuves de solidarité et de soutien qu’ils leurs apportent quotidiennement sont là pour le démontrer. Mais elle sait aussi que ce réseau de militants pèse peu dans le rapport de force qui oppose les exilé-es aux émissaires du pouvoir. Elle pointe le décalage entre: ceux qui s’investissent moralement et physiquement aux côtés des migrant-es mais qui, en raison de leurs ressources insuffisantes, peuvent difficilement s’extraire de la logique de l’urgence ; et les décideurs évoluant sur des scènes éloignées de cette réalité, qui n’auront sans doute jamais à affronter leurs regards, mais dont les choix grèvent lourdement leurs chances d’échapper à cette condition.
Au-delà des impératifs liés à la "survie", la rencontre avec Aminata montre combien le combat qui se joue à Calais renvoie également à la quête acharnée d’un droit à la "vie". Ne plus être traité-es comme des personnes de seconde zone, voire comme des sous-hommes. Faire cesser cette entreprise de destruction, qui sape systématiquement les bases sur lesquelles ces hommes et ces femmes tentent de recréer les conditions d’une existence normale. Etre reconnus en leur qualité d’êtres « humains », par nous et au même titre que nous. Tout simplement… Mais si difficilement.
Des nouvelles du front
L’expulsion et la destruction des campements ont finalement lieu le 28 mai, soit un jour après la date annoncée. Le lieu de distrib’ est choisi comme terre d’asile pour les migrants expulsés. Ils y établissent un campement improvisé. Situation provisoire mais qui, paradoxalement et en dépit des assauts policiers, perdure… Deux réunions ont permis aux assos et migrant-es de rencontrer le directeur de la Direction Départementale de Cohésion Sociale. Fait notable : ce dernier s’est rendu lui-même sur le terrain occupé pour l’occasion. Une troisième était programmée le 3 juin mais l’absence remarquée des autorités a directement sapé les bribes de confiance dont elles commençaient à peine à être créditées. Plusieurs lettres ont été adressées au Préfet par les migrant-es eux-mêmes pour lui faire part des leurs revendications. À partir du 11 juin, une trentaine de personnes ont entamé une grève de la faim et une tente spéciale a été aménagée à leur intention. Les manif’ se succèdent à un rythme régulier et il semble que les migrant-es aient à cœur de prendre de l’autonomie concernant leur organisation. Une dernière touche bien plus sombre doit être ajoutée à ce tableau : dans la nuit du 13 au 14 mai plusieurs hommes ont été touchés par des balles de plomb à proximité de « Salam », dont un grièvement. Le tireur suspecté serait un des vigiles en charge de la surveillance d’une usine voisine. Alors qu’une nouvelle résistance se met en branle et que la mobilisation porte en elle des espoirs de changements, cet acte de violence rappelle combien la dynamique engagée par les migrants peut générer d’incompréhensibles élans meurtriers.
La Grenouille - Dessins réalisés par Achille Blaster
1 : Ces camps sont situés au niveau du Bassin de la Batellerie, de la place Henri Barbusse et de la rue Lamy. Ils sont occupés depuis octobre 2013.
2 : En raison de l’hétérogénéité du groupe des migrants, ces besoins varient en fonction du statut, de l’âge, du sexe, des ressources, de l’état de santé, de la trajectoire individuelle, des projets à court et moyen termes de chaque personne.
3 : Les associations ont signalé régulièrement des cas de gale à l’Agence Régionale de Santé depuis début avril. Mais il a fallu attendre que la Préfecture donne son feu vert pour qu’elle réagisse. Selon l’estimation d’un de nos interlocuteurs, l’épidémie de gale touche entre 20 et 25 % des réfugié-e-s.
4 : C’était à l’automne dernier. Dans le sillon de cet appel à délation est né le groupuscule « Sauvons Calais », emmené par le néo-nazillon Kevin Reche,
5. Association professionnelle" rattachée à la Direction Départementale de la Cohésion Sociale.