À Calais, le flagrant déni permanent

66 14 15 Calais BDLa destruction par l’État de la Grande Jungle de Calais en octobre 2016 débouche sur la politique dite de « lutte contre les points de fixation », qui vise à détruire systématiquement les camps où survivent les personnes exilées. Pis, depuis 2018, ces expulsions se reproduisent toutes les 48 heures, et reposent sur un contournement de la loi à laquelle le Procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, Guirec Le Bras participe de manière active. À Calais, la justice est complice du pouvoir exécutif et en partage les objectifs : harceler, user et faire disparaître les personnes exilées.

Sur le littoral, les personnes exilées ne peuvent être légalement renvoyées par l’État dans leur pays d’origine, parce qu’elles fuient la guerre, une dictature, des violences, la mort. L’État, qui ne souhaite pas non plus les accueillir, fabrique un environnement hostile censé favoriser leur « auto-expulsion, qui suppose de créer des conditions insupportables pour ceux que l’on prétend faire partir d’eux-mêmes »1. Cette politique se matérialise par un empêchement caractérisé et systématisé d’accéder à leurs droits fondamentaux et par l’industrialisation des expulsions de leurs lieux de vie.

Produire l’hostilité à l’égard des personnes exilées

À Calais, la très droitière maire Natacha Bouchart – fraîche soutien d’Emmanuel Macron2 – co-produit cette dissuasion depuis son élection en 2008. En sus d’une lutte active contre l’occupation de bâtiments vacants, l’accès aux douches, aux piscines3, aux transports en commun ou encore aux commerces est entravé, tandis que les forces de l’ordre viennent en appui pour harceler, matraquer, gazer et disperser les personnes exilées qui s’y aventurent4.

En mars 2017, Natacha Bouchart multiplie les arrêtés - retoqués par la justice - interdisant les distributions alimentaires dans le centre-ville de Calais et en périphérie. Malgré l’intervention de la justice, sur « consignes préfectorales »5, les forces de l’ordre prennent le relai et empêchent les distributions à coups de matraques et de gaz lacrymogènes.

Le 10 septembre 2020, Gérald Darmanin prend un arrêté renouvelé depuis à 20 reprises interdisant à nouveau les distributions de nourriture et de boissons gratuites dans le centre-ville de Calais. À chaque distribution, les bénévoles sont sous le coup de contraventions. Depuis deux ans, les seul.es bénévoles d’Utopia 56 ont reçu « plus de 20 000 euros d’amendes dans le cadre de leurs missions d’aide aux personnes en détresse »6.

L’industrialisation des expulsions

Le 23 octobre 2016, la destruction du bidonville d’État de la Jungle de Calais, savamment orchestrée pour donner l’illusion d’un État « humaniste », débouche sur la politique dite de lutte contre les points de fixation. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, déploie cette « stratégie globale pour éviter qu’un point de fixation ne se reforme (…) tout en maintenant une présence policière conséquente »7.

Dit autrement, dès qu’un camp – lieu de vie – se forme à Calais, les forces de l’ordre interviennent pour expulser les personnes exilées qui y sont installées. En 2017, Gérard Collomb, nommé ministre de l’Intérieur par Emmanuel Macron, poursuit cette politique, précisant sa pensée en ces termes : « On va leur faire passer l’envie de venir chez nous ! »8.

Ces expulsions systématiques sont recensées par Human Rights Observers (HRO). En 2017, on dénombre plus de 100 expulsions de lieux de vie. À partir de 2018, les opérations sont renouvelées toutes les 48 heures : on passe de 452 expulsions en 2018 à 1226 en 2021.

  Encadré : La procédure de flagrance, c’est quoi ?

La théorie

Lorsqu’un délit a été commis, le procureur et les forces de l’ordre disposent de deux cadres d’enquête.

D’une part, l’enquête préliminaire, aux pouvoirs définis et restrictif, qui ne permet pas aux forces de l’ordre de rentrer au domicile des individus soupçonnés.

D’autre part, l’enquête de flagrance, qui permet aux forces de l’ordre d’intervenir lorsqu’un délit est en cours, à l’instar d’un cambriolage, ou dans « un temps très proche de l’infraction », c’est l’idée de « flagrant-délit ».

Le recours à la flagrance est justifié par la possibilité d’interpeller immédiatement les auteurs d’une infraction, pour les arrêter et les déférer devant un tribunal.

La pratique

Dans le cadre de l’occupation illicite de terrains publics, le Procureur de la République de Boulogne-sur-Mer utilise la flagrance :

- pour contourner la loi encadrant les expulsions et priver de leurs droits fondamentaux les personnes exilées ;

- pour contourner le tribunal administratif, seul à même d’ordonner une expulsion ;

- pour justifier la violation de domicile dont sont coupables les forces de l’ordre ;

- pour détruire les preuves de l’occupation des terrains publics comme privés ;

- pour répondre aux attentes de l’exécutif, à savoir expulser toutes les 48 heures les camps où survivent les personnes exilées.

La justice au service de la politique gouvernementale

Cette industrialisation des expulsions répond à un objectif politique fixé par le ministère de l’Intérieur, à savoir harceler, épuiser et éloigner les personnes exilées du littoral. Pour l’atteindre, la justice bafoue la loi qui encadre les expulsions, comme nous l’explique Patrick Henriot, magistrat honoraire et membre du GISTI9 : « Légalement, une expulsion ne peut être réalisée qu’après une décision de justice, qui doit être notifiée à l’avance aux personnes concernées ». Maître Eve Thieffry va plus loin, et détaille les obligations légales :

« Le respect du contradictoire, la personne doit être informée de manière à pouvoir faire valoir sa situation de vulnérabilité en accédant au juge. Il y a un minimum de précautions qui viennent protéger les droits fondamentaux ! ».

Le droit est sans doute trop contraignant aux yeux des pouvoirs publics. Le préfet du Pas-de-Calais, Louis Le Franc, et le procureur de la République, Guirec Le Bras, contournent la loi sur les expulsions en ayant recours à la procédure pénale de flagrant délit, « qui n’est pas conçue pour procéder à des expulsions », nous explique Patrick Henriot, qui poursuit :

« Quand le procureur de la République utilise la flagrance sur le fondement du délit d’installation sur un terrain d’autrui, sa mission, c’est de constater l’infraction, d’accumuler des preuves, appréhender les auteurs et les déférer devant le tribunal. C’est ça sa mission, et non de faire des expulsions de terrain ! »

Il n’en reste pas moins que ce procédé est assumé par le Procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, qui explique, fièrement :

« On réalise des démantèlements depuis quatre ans motivés par des constatations d’occupations illégales du terrain d’autrui. (…) Rien ne me prouve que ces gens sont malades. On invite les gens qui occupent illicitement un terrain à le quitter. (…) D’autant que les migrants reviennent les occuper quelques instants plus tard »10.

Pour Patrick Henriot, il s’agit d’une expulsion qui ne dit pas son nom :

« Lors des expulsions, le procureur et les forces de l’ordre prétendent ne pas réaliser d’expulsion… c’est là la supercherie. Ils “invitent“ les personnes à partir, les personnes partent et donc on classe sans suite. Mais en réalité, quand tu déploies des forces de police, que des policiers démontent des tentes… c’est évidemment plus qu’une invitation. C’est une expulsion. »

En effet, ces expulsions sont programmées et reproduites toutes les 48 heures. Elles mobilisent plusieurs dizaines de CRS, les services de la PAF et de la police municipale ainsi que l’entreprise Ramery, chargée du « nettoyage » des espaces expulsés libérés. Puisque le terrain n’est plus occupé, après chaque expulsion, le procureur abandonne les poursuites et classe l’affaire sans suite. Quelques minutes après, le camp se reforme et la procédure se réenclenche.

Cette situation pose un problème « démocratique », souligne Patrick Henriot :

« Un des scandales de cette situation, c’est que le procureur de la république met ses moyens et ses compétences à la disposition d’un représentant de l’exécutif. L’institution judiciaire doit être indépendante de l’exécutif et, en pratique, le procureur n’est pas censé être un exécutant de politique du gouvernement : il a pour mission d’agir dans l’intérêt général ! »

66 14 15 Calais BD 3

Des associations baladées, des personnes exilées sans droits

Depuis l’application de ce dispositif, les associations réclament des comptes. Le 18 mars 2019, Maitre Emmanuel Daoud, conseil de La Cabane Juridique et de HRO, sollicite le Procureur de la République de Boulogne-sur-Mer. Dans son courrier, il pointe le fait de n’avoir pu accéder à « aucun document justifiant la légalité » de l’opération d’expulsion, contestant en outre le recours à la procédure de « flagrance ». À ce jour, aucune réponse du Procureur ne lui est parvenu, ni aux associations de soutien. Le 24 mars 2022, une première étape a été franchie. La cour d’appel de Douai a condamné la préfecture du Pas-de-Calais pour un démantèlement datant du 29 septembre 2020 d’un camp où survivaient 800 personnes érythréennes. La cour d’appel condamne le préfet pour « voie de fait », lui reprochant d’être à l’initiative de l’expulsion « sans cadre juridique adéquat ». Dit autrement, l’entourloupe juridique est reconnue, comme l’explique Maître Eve Thieffry, avocate des huit associations et 11 requérants :

« Le juge confirme ce que disent les associations depuis des années : que le préfet n’a aucun pouvoir personnel à évacuer des personnes sur le littoral et à les déplacer sous la contrainte »11.

Depuis le jugement, le 6 avril, le Préfet du Pas-de-Calais a fait appel tandis que la politique de démantèlement des camps à Calais se poursuit, déniant toujours plus les droits fondamentaux des personnes exilées. Cette industrialisation des expulsions organise le vol et la violence à l’égard des personnes exilées. Ainsi, selon les chiffres de HRO12, lors des 1226 expulsions réalisées en 2021, 5 794 tentes et bâches ont été saisies, 141 arrestations et 70 cas de violences envers les personnes exilées. Ces chiffres sont a minima, puisqu’ils sont recensés lors de la présence des bénévoles.

Cette fabrique d’un environnement hostile, qui a pour objectif de « vider Calais », n’a strictement aucun effet sur le nombre de personnes présentes. Depuis la fin des années 1990 et en dehors de la période 2014-2016, il y a toujours eu entre 1000 et 2500 personnes sur le littoral. L’effet sur les personnes est néanmoins toujours plus violent : fatigue physique, précarité, difficulté pour se nourrir, se laver, s’abriter, pour survivre.

Le quotidien des personnes exilées est entravé par les pouvoirs publics. Ces derniers les privent de leurs droits fondamentaux, les empêchent de rester en France, de rester sur le littoral mais aussi de passer en Grande-Bretagne. À Calais comme à Grande-Synthe, à Dieppe, à Cherbourg, à Ouistreham ou encore à Norrent-Fontes, l’État a fait des personnes exilées les otages de sa politique de non-accueil. L’État en a fait des non-citoyen.nes, relégué.es et cantonné.es dans une zone de non-droit.

Texte par Pierre Bonnevalle

Illustration par Rob

Cet article est extrait du Numéro 66 du Journal La Brique, publié le 11 avril 2022

1. Eric Fassin et al., Roms et riverains. Une politique municipale de la race, 2014 ; p. 45.

2. Le Monde, « Emmanuel Macron peut compter sur le soutien de la maire LR de Calais, Natacha Bouchart », 10 février 2022.

3. La Voix du Nord, « Migrants de Calais : des mesures prises pour éviter leur présence à la piscine Icéo », 19 novembre 2015.

4. Plein Droit, « Des discriminations systémiques », Été 2021.

5. AFP, « À Calais : le Défenseur des droits pointe “une inédite gravité“ », 15 juin 2017.

6. Twitter, Utopia 56, 23 décembre 2021.

7. Ouest-France, « Jungle de Calais. Une partie des migrants refuse de partir » », 24 octobre 2016.

8. Politis, « L’accueil, une politique locale », 10 octobre 2018.

9. Le groupe d’information et de soutien des immigrés existe depuis 1972.

10. France 3, « Malgré le confinement, les démantèlements de camps de personnes migrantes se poursuivent à Calais », 12 juin 2020.

11. Libération, « À Calais, le préfet condamné pour le démantèlement d’un camp de migrants », 30 mars 2022.

12. Twitter, Human Rights Observers, 28 janvier 2022.

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