Ramdam sur le macadam

plan circulationÀ Lille, ces derniers mois, ce serait la « paralysie », « l'asphyxie », « l'enfer », la « galère », voire « l'anarchie », et même le « chaos ». C'est bien simple : « la situation est explosive ». En cause, le nouveau plan de circulation lillois, élaboré par la municipalité avec l'objectif de limiter le trafic dans l'hyper-centre. Monté en psychodrame par La Voix du Nord, il semble surtout refléter la « pagaille » au sein de la rédaction du journal, qui n'hésite pas à en faire des caisses.

Du 1er août au 4 décembre, la VDN nous aura gâté.es : pas moins de 53 articles à propos du plan de circulation. De quoi mettre la gomme dans l'art de remplir ses colonnes avec du vide, d'enfoncer des portes ouvertes ou de monter en épingle la moindre entorse au train-train quotidien. On imagine aisément la conférence de rédaction de La Voix, chaque matin : « Les automobilistes vont changer leur chemin : au boulot, prenez votre micro et ramenez-moi du lourd ! » Pulitzer en vue ! Il faut dire que la VDN met un point d'honneur à relater les événements qui bousculent Lille depuis l'instauration du nouveau plan de circulation : les intrigues en conseil municipal, les élucubrations des maires des communes voisines, la préfecture, les bus, les sociétés de GPS, les commerces des rues « impactées » par le plan, les policiers qui dressent des amendes rue de Valmy, les clients d'Euralille ou encore l'ADAV (l'Association Droit au vélo). Et, de manière plus surprenante encore, « la grande échelle des pompiers » et les « vendeurs de scooter ». Pas étonnant que la ville soit sens dessus dessous.

« Ça coince »

Dans la torpeur de l'été, les pigistes trompent l'ennui en recourant au journalisme de bord de route : « Je me dis surtout que le feu en bas de Corbusier est plus longtemps au vert qu'avant... » (24 août). Attention, du bord de route au caniveau, il n'y a jamais très loin... Interpellation du lecteur, appel à son esprit critique, recours à la logique, le journal se transforme en cahier éducatif interactif : « Nous vous aidons à y voir clair, secteur par secteur » (le 22 août) ; « Les automobilistes ont-ils eu peur de la chaleur ? (…) Des questions que l'on pouvait légitiment se poser en début d'après-midi » (27 août). Et quand des bouchons font leur apparition, la Voix du Nord fait même appel aux nouvelles technologies, accessoires indispensables du journaliste moderne, combinées à la vieille technique de la filature, digne des investigations les plus risquées : « Nous avons suivi l'une d'elles [une voiture] depuis la place du théâtre jusqu'à la sortie, rue Esquermoise, avec un chronomètre. Soit un temps de 30 minutes et 52 secondes ». Les descriptions très claires foisonnent, du genre : « Pour qui doit accéder au Vieux-Lille ou au centre pour de ''vraies'' raisons, quatre ''tourne à gauche'' depuis le boulevard de la Liberté (sens Citadelle-Lebas) sont maintenus, aux carrefours rue Tenremonde, rue Nationale, rue Jean-Sans-Peur et rue Valmy ». Révélateur de l'enjeu, dans sa version web, l'article propose même des vidéos. La VDN, telle un bison pas très futé, prévoyait la rentrée de septembre comme point de départ du cataclysme routier. Manque de pot (d'échappement), de l'aveu du journaliste « on aurait pu penser que le centre de Lille allait être furieusement encombré, ce jeudi matin. Il n'en a rien été » (1er septembre). Il faudra tenter autre chose. Heureusement, le 10 septembre, la situation semble justifier une charmante comparaison acnéique : « Il y a autant de points noirs dans la circulation lilloise que sur le pif d'un ado prépubère ». Puis, le 6 octobre, nous apprenons l'exode massif en préparation grâce à Anne-Claire, « Andrésienne depuis quatre-mois et qui envisagerait déjà de déménager », en attendant « le bouchon de trop qui fera déborder les routes de la métropole ? ». Allons, Anne-Claire, les bouchons empêchent justement de déborder ! Et les semaines passent...

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Le diable s'habille en Primark

Le 12 novembre, la VDN publie un passionnant témoignage : « Concert de klaxons, moteurs tournant. "Les gens s’énervent, on a vu une femme avec ses deux enfants paniquer et hurler. On sait que c'est un peu chargé le samedi, on vient plusieurs fois par an mais ça n'a jamais été à ce point" ». Alors, ça y est, un peu de chair sur l'os qu'on ronge depuis trois mois ? « Les automobilistes se sont retrouvés pris dans une nasse ». Automobilistes dans la nasse, journal à la masse, voilà un beau slogan ! Le scénario catastrophe ne s'arrête pas là : « On a attendu, attendu, personne n'avançait et ne pouvait sortir de sa place. Une voiture nous a laissé passer, mais on s'est regaré aussitôt, et là, on part manger en attendant que ça se calme. De toute façon personne ne peut sortir de ce parking maintenant ». L'appel à des tiers est en effet indispensable pour comprendre ce qu'est un embouteillage. Ne manquait plus que le terme « prise d'otage » et l'on avait atteint le point Godwin du point route. Le diable tout trouvé selon la VDN, c'est évidemment le « nouveau plan ». Seulement, le 14 novembre, le journal admet qu'il faudrait peut-être nuancer son jugement, en titrant : « Un afflux de visiteur à Primark à l'origine de l’énorme paralysie de samedi à Euralille ? » Pas d'affirmation, juste une question. Tiens, une autre, au passage : les commerçants, c'est bien ceux qui se plaignent tantôt des bouchons, tantôt du manque de clients ? Le 15 novembre, « on a frôlé les records de bouchons » et le journal donne la parole aux automobilistes « impactés » via sa page Facebook et de relier le problème au plan de circulation bien que « la cellule de vigilance routière attribue plutôt l'asphyxie à la météo ». Encore raté !

Défense de l'auto et du commerçant

À mettre ainsi l'accent sur les désagréments rencontrés par les automobilistes, quitte à sombrer dans l'émotion la plus facile (ainsi de ce conducteur « les doigts serrés autour du volant », le 1er août), à ne trouver pour seul responsable des embouteillages que le nouveau plan de circulation, on en oublierait presque que certain.es se réjouissent de voir la place de la bagnole ainsi réduite dans la ville. Allez, sur la cinquantaine d'articles traitant du sujet, il y en a bien un qui donne un début d'explication, en interrogeant un membre de Vélorution : « Mathieu se sent mis de ''côté'' et conteste l'idée que ''seuls les automobilistes subissent'' : ''Cycliste et piéton, je subis tous les jours l'incivisme et la place excessive de la voiture'' ».

D'autres visions de la question sont en effet possibles : au moment où la métropole lilloise connaît des pics réguliers de pollution, au moment où des cyclistes se font encore faucher par des voitures sur les bandes cyclables, que fait-on des injonctions à la mobilité ? Des pics de particules fines et du tout-routier ? Du manque d'espace pour les cyclistes et les piéton.nes ? Du danger que représente le seul fait de circuler en vélo ? En lieu et place de cadrages qui permettraient de s'emparer politiquement de la question et de repenser le partage de l'espace public, la VDN choisit de l'information de proximité réduite à sa seule dimension polémique et émotionnelle. Et ça coûte moins cher aussi : la facilité et la rapidité de production de tels contenus arrangent bien un groupe médiatique peuplé de précaires appelés « pigistes ». La rue est aussi le lieu du commun et pas forcément le lieu commun et que s'il y a des bouchons c'est certainement – n'en doutons pas – parce qu'il y a trop de voitures1.

Harry Cover

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