Témoignage d'une ouvrière d'usine bretonne

helene petit navireOuvrière bretonne, Hélène a décidé de nous raconter la pression exercée à l'encontre des salarié.es pour aller travailler dans l'angoisse... Témoignage.

 

 

 

Le 19/03/20

 

Voilà, c’est terminé. Je m’auto-proclame confinée.
J’ai quitté le navire .
Bref, je suis libre et confinée. Alors j’écris sur l’usine d’acier.

 

IthaquePhotographie tirée du livre « à la ligne, feuillets d’usine » de J. Ponthus

L’usine angoisse.
L’usine hélas maintient la production.
Malgré le confinement, malgré la guerre de Macron, nous sommes les maillons d’un système à nourrir.

On vend du thon, partout dans le monde, et la production ne doit pas s’arrêter.
C’est ceux qui nous gouvernent qui le disent.
On doit continuer à fabriquer, des salades mexicaines, des salades de riz aux goûts fades, destinées aux lunch-box des travailleurs, des rillettes de thon pour les apéros entre amis.
Mais plus de travailleurs, plus de pause déjeuner, plus d’apéros entre amis.
Le pays est confiné, et la pause déjeuner suspend son temps.

Et qui ne rêverait pas de se nourrir inlassablement de tartinades de thon, matin midi et soir, confinés au coin du feu, à jouer aux cartes et à se tresser des nattes .

Alors, quand pendant huit heures, la mission de l’intérimaire est de placer des fourchettes dans les opercules en carton des salades de thon, l’esprit divague, on se prend à rêver. En temps normal, oui, on imagine le visage de celui qui, affamé, va déguster sa salade mexicaine au thon, avant de retrouver la vie de bureau.
On a envie de glisser un cœur en papier dans cette opercule en carton, égayer sa vie, sa pause déjeuner et pourquoi pas, son après-midi de labeur.
Mais quand on ne sait plus imaginer dans quel instant sera savouré notre salade mexicaine, avec cette fourchette qu’on aura mis tant d’effort à placer dans cette opercule en aluminium, tout s’écroule, on perd le fil imaginaire qui nous amène à la réalité du monde extérieur !
On se demande, si finalement, on ne devrait pas arrêter les fourchettes, et passer au couteau.
Prendre le couteau, et monter dans les bureaux de la direction, couteaux en plastique dans la main, et exiger des masques, exiger du gel désinfectant, menacer de quitter cette mascarade productiviste, qui met en danger, sournoisement, et qui nous rappelle, avec un sourire et une condescendance patriarcale, combien il est important de maintenir un mètre de distance entre nous, les pauvres salariés, et puis surtout, surtout, de ne pas se faire de bisous, et de ses laver les mains régulièrement, dans une cafétéria où une centaine d’employés se croisent et touchent les mêmes surfaces. Et que non, on n’a pas encore réfléchi à une éventuelle mise en place d’un protocole sanitaire de prise de température à l’entrée de l’usine.
C’est un projet qui se pense, qui s’organise, qui prend du temps. (Et le temps... c’est l’argent).
Puis le directeur est parti rejoindre sa famille dans le Sud, ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourrait le menacer sérieusement, avec nos couteaux en plastique.
Faudra attendre son retour, quand il sera tout bronzé, face à nous, précaires, gris de fatigue et de maladie.

Dans la cafétéria circule l’angoisse, la colère, mais aussi la peur du CDI non-signé, si on pose trop de questions à la direction.
La peur de rester chez soi confiné face à l’ennui, après 30 ans de boîte où la vie sociale, c’est ici, c’est l’usine.
La peur de se mettre en arrêt et de perdre l’un peu du salaire qui nous mettra dans la merde parce que crédit, enfants, courses, factures, voiture.

Moi, au milieu de tout cela, je suis désemparée, anxieuse, en colère.
Confrontée à la limite de mon éducation militante, syndicaliste et humaniste. Confrontée à des contradictions jamais ressenties au plus profond de moi.
Me voilà dans le flou.

Je sors prendre l’air, et magie, un oiseau vient me tenir compagnie.
Il me rappelle la poésie, l’évasion, l’imaginaire.
Il me rappelle le salarié et sa salade mexicaine.
Je repense à cela, ça m’apaise.
Mais déjà le cours de la ligne de production reprend, il faut retrouver sa place dans un monde d’acier qui n’est pas le mien, mais dans lequel je dois m’adapter, m’imbriquer.
Dans ce monde inflexible, où la loi est celle du marché.

Alors je reprends mon chemin vers le Mexique et ses salades, m’imaginant, tel Joseph Ponthus, sur l’île grecque d’Ithaque, dégustant une salade crétoise sortie d’aucune usine agroalimentaire.

 

Hélène, l’intérimaire

 

Le 20.03.20

 

PerecPhotographie tirée du livre « à la ligne, feuillets d’usine » de J. Ponthus

Après avoir quitté l’usine, la fatigue et l’angoisse, on pense à ceux qui sont restés au front de cette guerre imaginée par la vilaine bouche du libéralisme.

On pense à eux tout le temps, partout, on regrette presque d’avoir déserté.
De les avoir abandonné pendant cette bataille du plat préparé.
On les soutient comme on peut, dans nos cœurs, aussi ouverts que l’horizon de la mer. On a encore plus envie de les embrasser, même si c’est interdit, par temps de guerre on se serre les coudes avec l’économie, mais de loin, à un mètre de distance, et sans masque.

Eux, les collègues, ne savent pas que dans notre confort confiné, on a choisi de partir, non par lâcheté, un peu quand même, mais pas que.
On a choisi de quitter le navire pour nous, pour eux, pour dénoncer, pour essayer que ça change.
Mais les collègues, ça, ils ne le sauront jamais. Ils penseront qu’on les a abandonné face à leur colère d'ouvriers.
Ils nous en veulent peut-être d’être sortis de la guerre, d’avoir déserté le front de la rillette de thon.
Peut-être leur a-t-on laissé plus de labeur, un planning à moduler, des heures en plus à effectuer, un rendement qui ne remplit pas les objectifs.
Plus de boulot, et moins de liens.
Mais en vérité, arrêtons le narcissisme.
Demain remplacée, la valeur de l’usine prône l’interchangeabilité. D’autres intérimaires viendront, vaillants et frais, trimer la nuit, parce que la nuit, c’est 700 balles en une semaine, puis on est peinards, y a pas de chefs et c’est une autre ambiance, même si la journée, on est décalés.
On ne mange plus trop.
On ne dort plus trop.

Puis Bruno Le Maire a parlé de primes de mille balles .
Pas obligatoires, les primes, au bon vouloir du patron, confiné dans sa belle maison.
Au bon vouloir de la chaîne de production, si objectif atteints, si la machine fonctionne, si pas d’arrêts de ligne.
Alors... espérons... et trimons.

Dans quelques semaines, quand tout sera fini, les téléphones sonneront, sans relâche.
De nouvelles missions, il faudra retrouver la productivité d’avant-guerre.
La vitesse de croisière mondialisée.
Le flux.
La vie liquide, qui reprend son droit de domination.
Le bruit assourdissant des lignes, les supermarchés qui se remplissent.
La normalité d’un système malade.
Histoire de ne pas (trop) affamer les ventres.
Un ventre (trop) vide, ça crie, ça râle, et ça coupe des têtes.
Un ventre trop vide, ça meurt, ça n’achète plus, c’est inutile au bon fonctionnement du système.
Ça prend les armes et ça n’a plus peur de rien.
Un ventre vide, c’est le virus de la mondialisation capitaliste.
Protégeons le système, n’affamons pas (trop) ! Et soyons solidaires avec la Nation !

 

Hélène, la déserteuse.

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