Qui a dit que la presse n'était plus un business rentable ? Sûrement pas Arnould Méplon. À la tête de la Gazette du Nord-Pas-de-Calais, la feuille de chou des entrepreneurs du coin, ce patron discret s'est fabriqué un pactole qui se chiffre en millions d'euros. Focale sur le directeur d'un journal qui n'en est pas un, et qui méritait bien son petit hommage.
Tout commence par une énigme : la Gazette du Nord-Pas-de-Calais est un canard qui s'écoule chaque semaine à des milliers d'exemplaires. Et pourtant, son contenu frise le néant. « C'est un journal sans ligne éditoriale, sans conférence de rédaction – en fait sans rédaction tout court », se marre un ex-pigiste du journal. Qui précise : « tu peux chier dans le tuyau que ce sera reproduit tel quel ». Sauf qu'Arnould Méplon, le patron du journal, s'en contrefout.
Le juteux business des annonces légales
Car ce qui excite cet ancien expert-comptable, membre de l'UMP locale, ce n'est pas tant la qualité de ses pages (qu'il ne lit sans doute pas), mais le nombre de zéros qui s'alignent en fin d'exercice. Consoeur attentionnée, La Brique a cassé sa tirelire pour s'acheter les comptes financiers de La Gazette, et vérifier son état de santé. Effectivement, il y a de quoi rester tout émoustillé. Sur les dix dernières années, le journal a généré la bagatelle de six millions d'euros de bénéfices nets. Méplon étant l'unique actionnaire de la boîte, on s'imagine que ses vacances se passent ailleurs qu'à Stella Plage.
Comment un journal aussi pauvre au plan éditorial peut-il faire autant d'argent ? La recette est peu connue, alors qu'elle est aussi simple que des coquillettes au sel. Son nom : le marché des annonces légales. Grosso merdo, la combine est la suivante. Les sociétés sont astreintes à la publication d'un certain nombre d'informations légales (modifications statutaires, nominations de dirigeants, augmentations de capital etc.), publication que se partagent pour l'essentiel La Voix et La Gazette. Au mois de décembre de chaque année, une commission se réunit en préfecture pour attribuer les certifications autorisant l'accès au marché, la condition principale consistant à pouvoir attester de six mille abonnés. En 2008, La Gazette s'était fait siffler sa part : on lui reprochait à demi-mot d'avoir gonflé artificiellement ses chiffres.
C'est que le jeu en vaut la chandelle. Car ces annonces sont payantes – et c'est là qu'on s'amuse. Fixé par un arrêté ministériel, le tarif devient vite très rentable. Quand une Brique bien vendue nous ramène quelque chose comme un euro par numéro, une seule page d'annonces légales de La Gazette rapporte aux alentours de deux mille euros. Au rythme hebdomadaire, et à raison de 16 pages du genre par numéro, pas étonnant que le pactole s'avère si juteux. Officiellement, Méplon est directeur de publication d'un journal. Dans la vraie vie, son taf ressemble fort à celui d'un rentier.
Rentier, cumulard et millionnaire
Le bonhomme s'occupe donc à faire fructifier son portefeuille. Ou plutôt, ses portefeuilles. On parle d'un type qui cumule une quinzaine de mandats dans plusieurs sociétés1, dont il est souvent l'unique actionnaire : en sus de La Gazette, Méplon possède ses équivalents picard (Picardie la Gazette) et lorrain (Les Tablettes lorraines). Cet ancien responsable des services financiers de Transpole siège aussi à la tête d'une holding, SPID SCSM, qui gère ses participations dans différentes boîtes – comme Grand Lille TV. Et puis, il a DB Print. Ce groupe spécialisé dans l'imprimerie, qui génère plusieurs dizaines de millions de chiffre d'affaire annuel, possède aujourd'hui des agences et des usines à Halluin, Bruxelles, Marrakech et Varsovie.
Quelle place pour le journalisme dans ce business model ? C'est pas bien compliqué : depuis dix ans, Méplon s'évertue à gicler tout ce qui ressemble de près ou de loin à un.e journaliste. Et à rapatrier des transfuges de la com' et du monde de la pub. Actuellement, les choix stratégiques de la rédac sont confiés à Caroline Danglos, qui a d'abord été recrutée... pour gérer la pub. Résultat : des articles creux et complaisants. « On nous a progressivement demandé de développer un rapport de partenaires, de complices même, avec les élus et les entrepreneurs. Il fallait sortir des papiers très lisses, où l'aspect social des sujets devenait encombrant », rapporte un ancien de la boîte. Avant de glisser, un brin perfide : « vu qu'il ne s'y fait pas de journalisme, on se demande comment le titre peut encore bénéficier des tarifs spéciaux réservés à la presse ». Pour l'instant, la commission paritaire qui attribue ces tarifs n'a encore rien trouvé à redire.
De quoi péter Méplon
Méplon, discret, goûte peu aux mondanités du réseau patronal lillois. Mais il en maîtrise parfaitement les ficelles professionnelles. Lesquelles consistent, comme chacun.e sait, à tasser les coûts pour faire grimper les marges. Alors, non content de fixer le standard téléphonique de DB Print au Maroc, Méplon s'est aussi mis en tête de délocaliser... ses journalistes. L'affaire, révélée en décembre dernier par le Club de la Presse2, a déjà fait pas mal de bruit. Deux des rédacteurs du journal grattent leurs enquêtes sur l'actualité régionale... depuis le Maroc. Du gros travail de terrain, on s'en doute, financé dans le cadre du Volontariat International en Entreprise (VIE). Le Conseil Régional allouant une aide financière à ce type d'initiative, Méplon parvient à faire payer une partie de ce sous-travail par les deniers publics. Les nôtres, quoi.
Last but not least, cette pratique permet de faire concurrence aux dizaines de pigistes qui gratouillent pour le canard. Celui qu'un ancien de la maison décrit comme « colérique, intolérant et brutal » ne les ménageait pourtant déjà pas des masses : la plupart d'entre eux était incitée à recourir au portage salarial, aux droits d’auteur ou au statut d’auto-entrepreneur. Ou, pour le dire autrement, à payer eux-mêmes les charges de l'employeur – et donc à se faire taper une petite moitié de ses revenus par l'État. Il y a quelques années, l'URSSAF avait déjà facturé une ardoise carabinée à La Gazette. Certains voient dans les pratiques salariales du loustic une entorse à la loi Cressard, qui stipule que le pigiste doit être salarié par son employeur. D'autres sont aujourd'hui aux Prud'hommes. En somme, voilà donc un type qui a construit un business privé mais qui, pour ce faire, tortille entre l'État (les tribunaux), l'État (l'URSSAF), l'État (la commission paritaire) et l'État (la préfecture). Pas sûr que le business plan dure encore longtemps.
Diolto
NOTES
1: D'après le site dirigeant.societe.com
2: « Écrire sur le Nord-Pas de Calais à partir du Maroc, c’est possible avec La Gazette ! », clubdelapressenpdc.org