Songe d'une nuit (il)limitée

siege de lille 1792 42020 fut une longue nuit pour pas mal d’entre nous, un endormissement sans fin, on a parfois perdu1 le nord. À rebours du monde, la bouffée d’air, songer à d’autres avenirs, montrer qu’on est là, chercher la trace, les indices des autres crises lilloises et des témoignages laissés par les habitant.es dans notre périmètre direct. Voilà une Balade Subjective et Prosaïque.

Un monde nouveau a émergé au crépuscule du nouveau monde de Macron. Perceptible par nos retrouvailles, mesurant la distance qu’il y a à présent entre nous. Présent pesant.

Au hasard d’une rue, on tombe sur un vieil ami, qu’on aimait croiser jadis chaque semaine dans nos lieux de sociabilités. On cherche dans sa mémoire sinistrée le prénom, « J-D c’est toi ? », « comment tu vas ? », « mal, évidement » (sourires), le ravage psychologique continue d’entamer notre quotidien interminable. Hilares : « Alors, t’en es à combien de bouteilles par soir ? », décoche un « je fume deux fois plus de cannabis ! », mélancolique « ça fait plus de six mois que je n’ai pas vu une vache », « je deviens décaroché... comme toi hein » (rires). « J’aimerais tellement me faire un resto ». On est bien, bien au diapason.

Voilà un an qu’on nous confine. Un an, gémissant en proie aux longs ennuis, qu’on attend ces « jours heureux2 », un an que la chape de plomb s’est abattue sur nous, tant sanitaire que rétrograde, on peine à comprendre le réel tant la violence insidieuse s’exerce chaque jour un peu plus sur nos crânes. Pendant que la bourgeoisie profite insolemment de ses dîners clandestins, nous, nous vivons enfermé.es en état de siège permanent.
Voilà que certains masques tombent, on nous prend effectivement « pour des cons3 ». Le pouvoir s’attaque à tout ce qui sort du rang et de désigner les minorités comme autant de bouc-émissaires, « Quoi qu’il en coûte » pour tenir les classes laborieuses et la jeunesse. Mais la chose n’a de cesse d’être vraie, « On ne tient pas éternellement une société avec BFM, de la flicaille et du Lexomil !4 ». « Éternellement » oui.

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Pauvre joie de (re)vivre, les heures autorisées, les moments de communion (de transe ?) collective qui étaient si courants jadis. Néanmoins des luttes résistent encore et prennent avec vigueur aux tripes, c’est notre existence même qui se joue.

La chute est sans fin. Pourtant peu farouches, les écolos sont taxé.es « d’islamo-gauchistes ». L’honneur de Masiero est publiquement piétiné. Le cri des personnes racisées est étouffé par les bêlements de la bourgeoisie. L’étiquette « séparatiste » est collée sur tout ce qui ne colle pas. Deux Marches des Fiertés annulées. Les contre-manifs pour tous, les intermittences gilets-jaunes, comme les rassemblements de teufeurs sont gazés. Les fêtes « sauvages » sont littéralement matées. Nos relations sociales sont matraquées. La musique amplifiée dans la rue est interdite. Jusqu’où ira leur cohérence dont il nous reste que l’absurdité ? Pour maintenir l’ordre, tout est prétexte aux stériles polémiques, la bamboche est finie.

Le réel et son double

Ce confinement a pourtant réveillé quelque chose en nous. Coincé.es dans notre périmètre d’un rayon de 10 km, nous avons tout de même pu voyager : dans l’espace et dans le temps, avec ce vertige euphorique. On vous a vu, vous balader dans la ville, scruter les façades, revisiter et sentir la ville. On vous a parfois vu, pour briser l’ennui, vous plonger dans le passé et explorer son étrangeté. S’échapper la tête en l’air, lever les yeux, rompre l’enfermement, chercher l’illumination. À jamais plus jamais comme maintenant.

Sous bon prétexte, vous pouvez explorer la ville passée l’heure fatidique du couvre-feu. Déserte et silencieuse, entre cyclistes livreurs Uber et Deliveroo, la cité se livre. Au fil des pas, se fait jour dans la nuit, une terrible vérité, le danger viral a toujours été une constante. Constat : La ville s’est construite autour des épidémies et des maladies (Choléra, typhus, peste etc.). Comme dans beaucoup de villes, le développement de la ville du Moyen-âge à nos jours tient à la santé. Pour ne citer que quelques exemples frappants : parmi les plus vieux bâtiments de la ville on trouve l’hospice Comtesse ou l’Hermitage Gantois. La Rue Pierre Mauroy, axe vertébral de Lille d’antan s’appelait la Rue des malades, pareil pour la Rue de l’hôpital militaire. Il y a eu partout des hôpitaux ! Plus loin, Louis Pasteur est né à Lille, sa statue trône fièrement place Philippe Le Bon. L’institut très renommé qui porte son nom, cherche encore, à cette heure, un vaccin contre l’épidémie. Le CHRU de Lille est le plus important d’Europe.

Alors, dans un bercement entre passé et présent, les murs de Lille se mettent à parler. Des doigts errants ont graffé des messages sur les bars et restaurants définitivement fermés. « Depuis 1989, on vient avec grand plaisir, ça va nous manquer. Véro et Jean-Phi », ou plus folklorique « Eh ! D’ouck ché qu’on va allé a ch’teur ? <3 » peut-on lire sur la façade du Grill Sainte-Anne —il faut bien faire son deuil—. Des fleurs pour rendre hommage à Alain « l’aimable » gérant disparu du Bel Ouvrage. On le remarque en sillonnant nos quartiers, on imagine dès lors un certain état d’esprit qui habite implicitement la ville : On sent cette tension du désastre, c’est un legs des anciens habitant.es de Lille et par là même, on se sent Lillois.

Un exemple lillois : Une Lille exemplaire


La tension du ravage (batailles, sièges, épidémies, accidents, incendies) à Lille est omniprésente. La ville en tire même son orgueil jusqu’à sa Grand’place. Le 29 septembre 1792, pendant la période révolutionnaire, Lille connaît un siège particulièrement féroce par les troupes du Saint-Empire5. Le duc de Saxe-Teschen propose d’épargner Lille contre sa capitulation : « Monsieur, de vous sommer vous et votre garnison de me rendre la ville et la citadelle de Lille, pour prévenir l’effusion du sang. Si vous vous y refusez, Monsieur, vous me forcerez, malgré moi, de bombarder une ville riche et peuplée que j’aurois désiré ménager. Je demande incessamment une réponse catégorique. »

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Alors que Lille est française depuis 125 ans, le Maire André Bonte lui envoie une fin de non-recevoir : « Nous venons de renouveler notre serment d'être fidèle à la nation, de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir à notre poste. Nous ne sommes pas des parjures ». C’est aujourd’hui la maxime sur le piédestal de la colonne de la déesse érigée en 1845, qu’Aubry se le tienne pour dit. Après le siège, par fierté de leur résistance, témoignant symboliquement leur bravoure, beaucoup de Lillois.es ont fixé des boulets de canons dans les maçonneries de leur façade ou parfois chez eux, créant le plus bel attrape-nigaud Lillois pour les touristes. Mais voici un joli jeu nocturne ; retrouver les boulets in situ.

En 1792, donc, la ville résiste à la canonnade et au bombardement intensif. 30 000 boulets de canons rouges et 6 000 bombes vont pleuvoir sur les toits lillois du 29 septembre au 8 octobre 1792. L’église Saint–Étienne, alors la plus grande de la ville, aujourd’hui Rue des débris Saint-Étienne sert de point de repère pour les tirs de mortiers. Lille devient martyre.

À l’attaque traumatique répond des pulsions de vie qui se jouent de la mort. C’est le cas du Barbier Maes dans les décombres de Lille : une rue porte son nom aujourd’hui. Celui-ci dont l’échoppe est rasée, s’installe alors sur le pavé, actuelle Rue du Molinel, se saisit d’un éclat de boulet et fait la barbe aux habitants dans un éclat de rire. Voici l’hilarité qui en découle.

Les boulets les plus connus sont sur le « Rang du Beauregard » face à la Chambre de Commerce. Pour en trouver d’autres, il faut s’armer de patience. Ici quelques-uns Rue de la Bourse.

L’étrange balancement, à la manière d’un pendule, devient une hypnotique obsession individuelle. Entre recherches sur publications scientifiques, on cogne sur l’infâme réalité, « une pauvre femme aidait à renfermer du bois […]. Elle était baissée lorsqu’un boulet rouge ricoche et vient, étant au bout de sa course, lui percer l’abdomen dans lequel il se loge et brûle les entrailles de la malheureuse6 » et la trace : Un boulet bien caché au N°9, Place du Lion d’or.

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Une recherche acharnée, un office de tourisme fermé, ce sordide qui revient : « Trois hommes qui marchaient à quelque distance les uns des autres, furent renversés par le même boulet. Une femme qui se tenait à la maison qui fait face à la Rue J.-J. Rousseau eut les jambes emportées ». Il n’existe pas sur internet de recensement des boulets ancrés aux façades lilloises. L’errance nous amène au n°2, place aux Oignons, un boulet trône discrètement. Et, le drame du Citoyen Chailly « Sa femme, se trouvant au fond de sa maison, a eu le malheur d'avoir une jambe emportée par un boulet de canon, et elle est morte après une maladie cruelle qui a duré plus de trois mois. », l’horreur.

Cette réalité est délirante. « Ce fut donc dans les transports d’une joie universelle, et d’un sentiment difficile à rendre, que l’ont vit arriver la fois les pompes7 des villes de Béthune, Aire, Saint-Omer et Dunkerque... ». Un « sentiment difficile à rendre » dans un océan d’imagination : « La familiarité que le citoyen et le soldat avaient prises dès le premier jour du bombardement, avec l’essaim des boulets rouges lancés par l’ennemi, les avaient rendus ingénieux sur les moyens d’en parer le ravage. Chaque rue avait sur divers points de son étendue, des guetteurs qui, jour et nuit, observaient la direction des boulets : ils les suivaient à la piste au moment de leur chute, volaient promptement à leur découverte, et les éconduisaient, après les avoir noyés à outrance dans les vases que chaque maison tenait plein d’eau à cet effet ».

Au bout du bout des neufs jours de boulets, n’ayant plus de munitions, Albert de Saxe et son armée de 36 000 hommes8 se retire. L’apocalypse annoncée n’a finalement pas eu lieu. On dénombre ‘‘seulement’’ une quarantaine de morts parmi les civils.

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Le souvenir reste vif jusqu’en 1900, Lille est décorée de la Légion d’honneur en témoignage de son héroïsme. Et depuis le Bicentenaire, black-out. Pourtant jusqu’à Paris, la même année 1792, la Rue de Bourbon est cancelled pour devenir Rue de Lille. À la Convention Nationale, dès le 10 octobre 1792, « Au milieu de l’incendie, prêts à périr sous les décombres de vos habitations9 votre choix ne s’est fait entendre que pour crier vive la nation, périssent les despotes ; nous voulons être libre, nous le serons ! […] les habitants et la garnison de Lille ne se rendront point ». Et d’achever le discours par « Citoyens, vous avez mérité de la patrie ». C’était notre sublime réveil.

Harry Cover

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(1) [Ndlr] Perdu ? Pas encore, mais vous le serez si vous le lisez pas les notes de bas de pages !

(2) « Nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les Jours Heureux. J'en ai la conviction. » E. Macron, Allocution du 13 Avril 2020. « Les jours heureux » est également le titre donné au programme du Conseil National de la Résistance à la sortie de la seconde guerre mondiale dont Macron est l’actuel fossoyeur. Ironique donc.

(3) Jean-Marie Bigard, France Bleu, Novembre 2020.

(4) Frédéric Lordon, intervention à Nuit Debout, Avril 2016

(5) Les troupes du Saint-Empire sont conduites à Lille par Albert-Casimir de Saxe-Teschen qui était gouverneur des Pays-Bas Autrichiens de

1780 à 1794, il est marié à Marié à l'archiduchesse Marie Christine d’Autriche. Il est à la fois l’oncle et le beau-frère de Louis XVI.

(6) Les violences de guerre pendant la campagne de 1792 sur la frontière du Nord. Hugues Marquis. Parue dans la Revue du Nord, 2009, disponible sur Cairn.info

(7) Pompes à eau, pour renforcer le dispositif anti-incendie. La particularité de ce siège fut qu’un grand nombre de boulets de canon était chauffé jusqu’à être rouges.

(8) Au début du siège Lille ne compte que 6 000 hommes. Siège de Lille avec les pièces justificatives rédigé sous les yeux du conseil de guerre en 1792. Blocquel, Simon-François (1780-1863). Édition de 1842*(9)Chiffres à prendre avec des pincettes : « 500 maisons détruites, plus de 2 000 maisons touchées

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