Dans les immeubles tout neufs de la rue Lazare Garreau, Vilogia a installé des piscines individuelles dans chaque F2. C'est en tout cas ce qu'on pourrait se dire en lisant les factures d'eau des habitants.
On se perd un peu dans le dédale des rues, et on passe trois fois devant le Centre social, lieu de notre rendez-vous. Récemment construit1, il ne porte pas encore d'enseigne. « C'est pas la Voix du Nord quand même ? » entend-t-on dans le hall. « Non, rassurez-vous c'est la Brique » on rétorque. Chokri nous attend avec un gros dossier sous le bras. Il a vécu toute sa jeunesse ici : « Avant il y avait une tour de 12 étages, et 6 autres barres de 4 étages. Tout a été rasé pour construire ces nouveaux immeubles ».
La plupart des locataires vivent ici depuis des décennies. Ce sont des ouvriers du bâtiment, retraités, avec leurs compagnes qui ont élevé les enfants, et la petite retraite qu'on imagine. Maxime Saraiva du PCF nous rejoint. Il a reçu deux courriers d'habitants se plaignant de leurs charges trop élevées et demandant conseil. À la suite de quatre réunions publiques, c'est tout un quartier qui vient se plaindre : « Presque 150 personnes au total. Une surprise de voir autant de victimes de Vilogia », le groupe privé d'immobilier spécialisé dans le "social".
Chokri nous relate qu'à la question du relogement, les habitants ont eu cette promesse politique : « Vous allez gagner au change ». En effet, comme tout le monde voulait rester dans le quartier, il a fallu les convaincre. « Alors on a eu droit aux visites des politiciens : Richir, Linkenheld, Aubry. Tout le monde était très gentil pour nous expliquer que ça serait mieux ». Seulement toutes ces belles paroles ont été faites à l'oral, et puis il a fallu signer les contrats. Compliqués à lire, sans avocat ou traducteur, « par des personnes ne maîtrisant pas tous les termes techniques ». Pressés par Vilogia, Chokri nous affirme « qu'ils ont même demandé aux enfants de signer l'accord à la place de leurs parents, qui étaient retournés au pays pour les vacances ». Certains l'ont fait.
OCÉA moi de payer ?
Effectivement tout le monde est relogé dans les nouveaux immeubles de cinq étages. Avec un loyer un peu supérieur, pour une surface plus petite, et des charges qui augmentent de façon imprévue. Les problèmes commencent. Le paiement de la facture d'eau à la Société des Eaux du Nord (SEN) était compris dans le loyer et versé directement à Vilogia. Au bout d'une année, sans que personne ne signe de contrat, un changement intervient. La SEN (filiale de Suez) impose un prestataire supplémentaire, OCEA (une autre filiale de Suez), pour gérer les relevés de compteurs d'eau. « Toutes les charges déjà versées ont été rendues aux habitants, puis ils ont eu une nouvelle facture qu'ils ont dû reverser à OCEA. Une opacité totale dans le changement de prestataire, et sans aucun récapitulatif des consommations », résume Chokri.
De l'eau froide au prix de l'eau chaude
La SEN amène l'eau froide en bas de l'immeuble, Vilogia - le bailleur - la fait chauffer, ensuite OCEA fait payer des frais pour le relevé des compteurs via radio fréquence, c'est-à-dire sans même se déplacer... « pour 60€ supplémentaires par an ». L'eau chaude arrive par un système de bouclage, c'est-à-dire qu'elle tourne en rond dans les canalisations des immeubles et en principe en moins de trente secondes, elle sort du robinet. En principe... car pour les habitants des derniers étages, c'est 5-6 minutes d'attente avant d'avoir réellement de quoi prendre une douche. De l'eau soit disant chaude payée au prix fort : jusqu'à 9,5€ le m3 d'eau chaude pour un tarif officiel de 3,77€ le m3 d'eau froide. Certains locataires préfèrent même la faire chauffer, à l'ancienne, dans une casserole, car cela coûte moins cher. Une aberration pour des immeubles neufs qui possèdent même des panneaux solaires sur le toit. Espérons, au moins, que ceux-ci sont branchés.
Chaque logement dispose d'un compteur pour l'eau chaude, un pour l'eau froide et un... "autre" qui ne correspond à rien de précis (pour l'eau gazeuse ?). Trois compteurs minimum, voire cinq ou six pour la Résidence du Sud dernièrement rénovée. Devant l'étonnement des habitants, on leur a fait cette réponse absurde : « Vous avez de la chance, vous avez des compteurs gratuits ».
Lille-Sud se noie dans ses factures d'eau
En 2014, l'abonnement passe de 24€ à 35€. On pourrait se dire que ce sont des petites sommes, sauf que sur l'année, en cumulant tout, cela représente beaucoup d'argent, surtout quand on a une petite retraite. C'est en voyant les mines effarées de leurs voisins, puis des leurs, à la réception des factures, que les habitants se sont mis à en discuter. En les comparant, ils se sont rendus compte de l'arnaque : « Même sur la facture de la voisine de palier, on n'a pas les mêmes sommes ». Un habitant, qui a eu une consommation d'eau inimaginable de 2000€, a dû faire un prêt pour la payer. « Ça pourrit notre vie sociale, quand on se croise, on ne parle plus que de ça : les factures, les factures, les factures » relate Chokri.
La colère monte, car ce n'est pas que l'eau qui pose problème, ce sont toutes les charges. Devant le désarroi de sa famille, Chokri a décidé de se battre pour ses parents et a monté un dossier. Il demande des comptes en se rendant directement dans les différentes sociétés ou en les appelant : « Ils nous traitent comme des chiens. Quand on les appelle parce que le chauffage n'est pas encore en route, on nous répond qu'il fait au-dessus de 17° et qu'ils ne sont pas obligés. Qu'on n'a qu'à acheter un thermomètre pour vérifier, et là on me raccroche au nez. Mais le chauffage il n'est pas gratuit, on le paye ! ».
Deux mondes qui se confrontent
Le 25 février dernier, les habitants organisent une réunion de concertation avec Vilogia, les Eaux du Nord et le directeur général d'Ocea. Les élu-es étaient bien sûr convié-es, mais ils n'ont même pas répondu ni envoyé de représentant-e. Les locataires ont eu « une réponse complètement à côté », constate Maxime du PCF. « Ils leur ont fait un cours de lecture de facture d'eau, que les problèmes devaient être traités individuellement et pas collectivement, que c'était sûrement des fuites ou une utilisation abusive de l'eau ». Une tentative flagrante de décrédibilisation des habitants.
Des fuites dans des immeubles neufs, et les locataires seraient responsables ? Une consommation à vau-l'eau ? Sauf que ce sont des retraités qui ont le même mode de vie économe depuis toujours. « On n'a pas mis les gens dehors directement, mais la pression des charges les poussera à partir d'eux-mêmes », analyse Maxime. Chokri, présent à cette réunion, constate qu'« il y a eu vraiment du mépris. C'est ce que tous les habitants ont ressenti ce jour-là ».
Fin avril, le bailleur et les autres sociétés doivent les revoir pour leur donner « leurs solutions à eux ». Si aucun accord n'est trouvé, d'autres réunions entre habitants suivront, avec peut-être à la clé une plainte collective. Les mêmes problèmes avec les mêmes prestataires se sont déjà déroulés à Hem en 2015, à Lys-lez-Lannoy l'an dernier, à Wattrelos en 2013. Visiblement coutumiers du fait, Vilogia, la SEN et OCEA ont l'air d'être main dans la main pour s'en mettre plein les poches.
A.F. - KRST
1. "Lille : Au sud du périphérique, on cultive le mépris", La Brique n°38, février 2014
Suite de l'article, écrit le 10 juin 2015.
La réunion tant promise fin avril s'est tenue ce jour. Sous un soleil déclinant qui surchauffe la salle, l'ambiance n'est pourtant pas au beau fixe. Plus d'une soixantaine d'habitant-es sont assis-es devant les six représentants des différentes sociétés : Vilogia, SEN, Océa.
Quand s'allume le powerpoint leur présentant une énième fois comment lire leur facture, la parole est aussitôt coupée par les locataires en colère : "On veut des réponses, pas des explications".
Le représentant d'Océa continue en parlant de "coût de service", de "détecteur de fuites automatisé", "la TVA c'est compliqué" tout ça pour en venir au fait que de toutes façons ils devront payer. Les gens se lèvent, posent des question concrètes, on entend des montants de factures astronomiques : "1200€, 2000€, 3000€", et de rappeler qu'"ils ne touchent que 700€ de retraite et que ce sont des logements sociaux".
La litanie du commercial se poursuit, il ose affirmer qu'"ils ne sont pas responsables du coût de l'eau mais que c'est le prestataire de service public et la MEL", il oublie sciemment de préciser que les deux sociétés font parties du même groupe : Suez.
Quelques personnes partent de dépit. Un homme prend la parole et d'une voix tremblante dit : "Les gens sont pris à la gorge, on n'a plus rien à manger. Ici c'est que du béton, il n'y a même plus d'arbre, ils ont construit des routes pour nous mettre des PV. Et vous vous faites tout pour qu'on parte pour mettre des nouveaux habitants".
Une dame assez âgée et toute frêle poursuit, elle n'en peut plus "Moi je veux revenir comme avant, c'était compris dans le loyer". Lui de répondre dédaigneux "ah oui, mais maintenant vous payez votre consommation".
Les gens haussent la voix "Et la mairie, ils sont où ? On est de la merde ou quoi ?". Comme la dernière fois, les politiques sont absents. Le ton monte de plus en plus, ils se prennent même à partie les uns les autres sur comment lutter.
Quand le calme revient, Océa rallume son powerpoint et montre comment il faut se connecter au site internet pour connaître sa consommation d'eau au jour le jour...
Devant ce discours de sourds, d'autres moyens d'actions que les réunions de concertations vont être envisagées.