Les campagnes électorales à Roubaix sont révélatrices de la dépossession des habitant-es par la classe politique. Dépossédés de la gestion de la cité, ils sont de plus en plus nombreux à déserter les bureaux de vote. Et les beaux discours ou les porte-à-porte des candidats qui s’ébranlent un mois avant l’élection, n’inverseront pas cette tendance. Quelques temps avant le premier tour des municipales de mars dernier, La Brique s’est rendue sur place.
Devant le comité de quartier de l’Hommelet, une association d’habitant-es du Nord roubaisien, un candidat aux élections municipales s’approche. Il est attendu pour répondre aux questions du collectif « Je pense donc je vote », qui lutte contre l’abstention. Un journaliste de Public Sénat, venu spécialement pour l’occasion, cadre son arrivée. À côté, fraîchement débarqué, un de ses confrères de RMC demande discrètement : « C’est qui lui ? » Ces professionnels de l’information auront bouclé leur sujet dans quelques heures. Ils savent déjà ce qu’ils y mettront, il leur faut juste des images ou du son. Et Roubaix, pour eux « capitale » de l’abstention et de bien d’autres « maux » [1], en regorge.
« La ville de tous les stigmates »
« J’ai été démarchée par les partis pour figurer sur leurs listes, mais ça ne m’intéresse pas. » Sarah* [2] est une jeune Roubaisienne impliquée dans la vie associative et politique de sa ville. Dans un café du centre, elle fait part de ses désillusions par rapport à la campagne actuelle. « Les partis aujourd’hui, ce sont des luttes d’ego, de pouvoirs, sans rapport avec des idéaux ». Elle qui par son éducation s’est toujours sentie concernée par la politique, avoue, dégoûtée : « Je ne sais pas si je vais voter cette fois ». Aux dernières élections municipales de 2008, comme elle, ce sont 29 363 personnes inscrites sur les listes électorales qui n’ont pas mis de bulletin dans l’urne au premier tour. Soit 60,48 % d’abstention, record absolu [3]. Un taux quatre fois supérieur à celui de 1959, qui ne dépassait pas les 20 %.
À Roubaix, la participation électorale décline depuis les années 1970. Elle passe alors en-dessous de la moyenne nationale et l’élection de 1977 enregistre, pour la dernière fois, un taux d’abstention inférieur à 25 %. Mais ce n’est que depuis le début des années 2000 que les choses se gâtent vraiment : désormais, quand il s’agit de voter pour un maire, plus de la moitié des électeurs ne se déplace plus [4]. Dans ces conditions, Sarah ne s’étonne pas de voir tous ces journalistes débouler dans sa ville pour couvrir le phénomène : « C’est la ville de tous les stigmates, de tous les clichés, de tous les préjugés ». Aujourd’hui c’est l’abstention, un autre jour la misère ou la délinquance, tout le monde se gardant bien d’en expliquer les causes. Ou d’en désigner les responsables [5].
Ah ! Les chemins du civisme…
Bien installé dans le canapé du comité de quartier de l’Hommelet, le candidat divers gauche André Renard ne s’attendait pas à voir autant de journalistes. Avant de répondre aux questions du collectif « Je pense donc je vote », il prévient qu’il n’a « pas de solution à tout » et qu’il n’est « pas magicien ». Pour autant, il a au moins réponse à tout : « L’abstention est liée à la souffrance de cette ville, à la pauvreté, à l’éloignement des circuits démocratiques et citoyens ». Mais, aucun doute, « je suis certain qu’on va tellement renouer le lien avec les citoyens que dans les échéances qui suivront on les verra revenir sur le chemin du civisme et de la participation démocratique ». Ainsi est-ce la pauvreté qui éloignerait les électeurs du vote. Certes, le lien existe. D’abord car c’est à partir de la crise industrielle des années 1970 que l’abstention est apparue massivement. Ensuite parce que 45 % des Roubaisiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Enfin parce que ce sont les bureaux de vote des secteurs les plus pauvres, dans les quartiers Nord et Est – l’Hommelet, l’Alma, le Cul de Four, etc. –, qui enregistrent les plus faibles participations. Mais cette corrélation a ses limites.
« Expliquer l’abstention par la misère, pour les élus, c’est un moyen de se dédouaner : tu vois comme ça ils n’y peuvent rien si les gens s’abstiennent ». Bruno Lestienne, du comité de quartier, démonte les discours classiques sur la pauvreté, l’éducation voire la culture [6] : « Ils ne vont pas voter parce qu’ils ne savent pas voter ou parce qu’ils sont idiots. Ils ne vont pas voter parce qu’ils comprennent bien que cette démocratie-là ne va pas résoudre leurs problèmes ». Cette « démocratie-là », représentative, que Sarah fustige : « On va te dire que les gens s’abstiennent parce qu’ils ne sont pas éduqués, qu’ils n’ont pas fait d’études. Mais moi j’ai fait des études, tu vois, et pourtant j’ai pas envie de voter. Je ne me sens pas représentée ». Si André Renard souhaite voir les électeurs « revenir sur le chemin du civisme », il se montre incapable d’admettre le fossé qui les sépare de lui. Et de l’ensemble de sa classe.
Une offre politique pour séduire les… non-Roubaisiens
En ce jeudi 27 février, dans la salle Lejeune, tout le monde se connaît. On est là pour une réunion publique sur l’emploi organisée par la liste PS « Roubaix respectée » conduite par le maire sortant Pierre Dubois. Ce dernier est en retard, mais ses soutiens qui portent tous la même écharpe bleue ne montrent pas d’impatience. On peut lire sur une affiche son slogan : « Faire grandir la ville avec l’énergie des Roubaisiens ». Ça sent le coup fumeux. Mais il arrive finalement, glorifie son bilan, balance quelques promesses et répond aux questions. Soudain un type s’énerve et dénonce les discriminations à l’emploi dont souffre cette ville : « Arrêtez de dire "oui on va faire"… Vous devez faire ! » Sur les 43 000 emplois pourvus à Roubaix, seulement 13 000 le sont à des Roubaisiens. Des réactions du public évoquent le cas de boîtes comme Ankama ou OVH, leaders du numérique, qui emploient peu d’habitant-es. Ou encore, on s’en prend à Lille qui est la première à profiter du développement de la métropole. M. Dubois, saisissant l’occasion, lance alors sa nouvelle promesse de campagne : « Moi je n’ai pas peur de parler de préférence roubaisienne ». Applaudissements, la démagogie entre en campagne.
« Tout est fait pour les gens qui n’habitent pas ici ». Bruno Lestienne revient sur la volonté de la municipalité de redorer l’image de la ville à travers la culture. C’est le sens des financements massifs apportés au Centre Chorégraphique National, au Colisée, au musée La Piscine ou à la Condition publique. Or le premier ne compte par exemple que 25 % de Roubaisiens dans son public, le second 18 % et le troisième à peine 15 % [7]. Alors si on doit établir un lien entre abstention et pauvreté, pense Bruno, il ne faut pas omettre ce constat : « Les classes populaires ne vont pas voter parce qu’elles ne se sentent pas concernées par les décisions qui devraient les concerner. Dans les gestions municipales, on met en évidence des actions, des valeurs qui vont toucher un certain électorat, plutôt inséré socialement. Tout est fait pour que les classes populaires n’aillent pas voter ».
La discrimination, de façon générale, est au centre des préoccupations des Roubaisiens. Dans le domaine de l’emploi, du logement, de l’éducation, etc. Mais, étrangement, elle est absente des discours politiciens. Dans le local de campagne de la liste PS, Mehdi Massrour, le numéro trois que d’aucuns pressentent comme le futur maire, tente d’expliquer cette étrangeté : « Roubaix est classée comme ville numéro un pour ses dispositifs de lutte contre les discriminations ». Ok, mais dans ce cas, pourquoi n’y a-t-il pas un mot à ce sujet dans le bilan du maire sortant dont il est le colistier ? « Bah pour nous, répond-il, c’est tellement ancré dans l’action qui a été menée que ça coule de source. Suffit de faire un tour dans notre section, elle est très métissée. On a dépassé ces questions-là, quoi ! » Le jeune loup originaire de Lille, qui tutoie, vanne et saisit le bras de son interlocuteur pour jouer la proximité, confond sa propre trajectoire avec celle des Roubaisiens. Lui a fait des études, contrairement aux 70 % de jeunes qui n’en font pas dans cette ville dont le taux de chômage dépasse les 30 %.
La lutte des clans
Nabil*, un jeune homme de 22 ans, reconnaît qu’il ne « vote jamais ». « Sur les mairies et tout, je m’y connais pas trop. En général, les jeunes comme moi, les présidentielles on peut en parler. Mais tout ce qui est pour les mairies et tout, l’UMP, le PS, je m’y connais pas trop ». À vrai dire, « je connais même pas le nom du maire, j’te jure, ma parole je le connais même pas ! » Et au regard du contexte politique de la campagne actuelle, ça ne risque pas de changer. Cette année, dix listes de candidats ont été déposées. Parmi elles, deux sont issues d’une scission de la section socialiste roubaisienne, ce qui en fait trois issues de la majorité sortante. C’est qu’il y a un coup à jouer, comme l’explique Khader Moulfi, animateur du blog « Sauvons Roubaix », au café « L’Impératrice » : « À Roubaix, selon la participation il faut entre 1500 et 2000 électeurs pour faire 10 % au premier tour. Donc les gens se disent que c’est possible » [8].
Depuis plusieurs années, Khader dénonce sur son blog les multiples magouilles de la municipalité, notamment par rapport à l’attribution d’emplois dans la Maison des Associations (MDA). Cette structure servirait un système de favoritisme et de clientélisme qui, selon lui, révèle un phénomène inquiétant à Roubaix qui perdure depuis longtemps : « C’est la continuité du paternalisme né bien avant la crise de l’industrie. Avec la crise, plus de boulot, alors on a acheté la mort sociale, en disant aux gens "tu n’existes pas, mais voilà on va te donner des aides et nous emmerde pas". Ce système a permis à quelques initiés de pouvoir se partager le gâteau ». Aux commandes, on trouve des clans qui ne s’opposent pas selon les clivages politiques habituels, mais selon leurs intérêts. Pour preuve, « certains colistiers de Guillaume Delbar [le candidat UMP] sont les conjoints de certains colistiers d’André Renard [le candidat socialiste dissident] » et Khader ne serait pas surpris de voir une alliance au second tour entre ces deux-là, censés être opposés idéologiquement. Mais à Roubaix, l’idéologie ne compte pas et, depuis 1983, la mairie est passée de la droite à la gauche sans… changer de maire. Comment ? André Diligent devient maire centre-droit en 1983. Malade, il laisse sa place en 1994 à René Vandierendonck, qui est élu l’année suivante sous l’étiquette UDF-RPR. Or en 2001, ce dernier se fait réélire sur une liste socialiste, puis encore une fois en 2008 avec le PS et le MoDem pour finalement, comme son prédécesseur, laisser son siège en cours de mandat à Pierre Dubois. Il s’agit bien d’une caste qui se transmet le pouvoir de génération en génération suivant scrupuleusement le mot d’ordre de son précurseur : « Ni de droite, ni de gauche ». Et surtout : « Gardons le pouvoir ».
Lutter contre l’abstention pour ne pas donner le pouvoir
Dans les rues de Roubaix, on a vu apparaître ces derniers temps des affiches présentant le vote comme une « arme de démocratie massive ». La lutte contre l’abstention tient une bonne place dans le bilan politique de la mairie. En 2011, par exemple, le Conseil municipal a adopté un « plan d’action » axé surtout sur la sensibilisation et la communication. Dans cette logique, des associations comme « Les mamans contre l’abstention » ou la « Brigade d’action citoyenne » ont été bien accueillies par la mairie [9]. Mais pour Bruno Lestienne, qui anime « Je pense donc je vote » depuis plus de dix ans en toute indépendance, « le problème n’est pas de faire des propositions contre l’abstention, le problème est de faire une politique autrement, une politique qui change la vie des gens, sinon les gens ne s’abstiendraient pas. Tant que ce système représentatif continuera de fonctionner, il y aura de l’abstention ».
D’autres, comme Mehdi Massrour, sont prêts à utiliser la contrainte : « Moi je suis pour le vote obligatoire ». Sanctionner les mauvais électeurs, soit, mais que faire des mauvais élus ? « Le mec, s’il fait pas son boulot, la meilleure sanction que t’aies c’est de pas revoter pour lui. La sanction elle existe, hein. Le mec tu l’élis, il fait pas ce qu’il a dit de faire, bah tu revotes pas pour lui et c’est tout... » Ainsi, la seule crainte d’un élu est de ne pas obtenir la majorité des suffrages exprimés. Et il en faut peu : aux dernières élections municipales de 2008, M. Vandierendonck est devenu maire au second tour grâce à seulement 10 400 voix sur 48 500 inscrits, soit une minorité de la population qui dépasse largement les 120 000 habitant-es [10]. Malgré les discours bien intentionnés il est clair, pour reprendre les mots de Bruno, que « tout est fait pour que les gens ne s’intéressent pas à la politique ». Après tout, comme il ne faut que 2000 voix pour accéder au second tour, bien des Roubaisiens, à commencer par les jeunes des quartiers populaires, pourraient tenter de prendre la mairie à ceux qui la détiennent sans partage. Mais le système en serait-il renversé pour autant ?
Refuser le système pour mieux le renverser
À l’entrée du marché de l’Alma, une jeune militante PS veut convaincre un abstentionniste de voter pour le maire de sa ville. « C’est nouveau ça, rétorque-t-il, bravache. On peut voter pour ça ? » Plus sérieusement, il explique que ce ne sont pas ces élections qui lui permettront d’obtenir le logement qu’il demande depuis plus d’un an. « Il faut passer à notre local, reprend la militante, on pourra examiner votre dossier ». C’est l’heure du tractage. Non loin de là, Sliman Tir, tête de liste Europe Écologie Les Verts, écoute les plaintes du conducteur de son camion de campagne que la police vient de verbaliser sur l’autoroute. Lui aussi aimerait voir les Roubaisiens revenir sur le « chemin du civisme » : « Le seul moyen de faire bouger les choses, c’est de voter ». Dans la bouche de cette figure historique du quartier, qui a participé à la lutte de l’Alma-Gare, ces mots ne manquent pas de détonner. Il se reprend : « Je n’ai pas dit "le seul moyen", c’est un des moyens ». Comme le renversement radical du système ? « Vous savez, j’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Le renversement radical, ce sont des promesses millénaristes. En attendant, tu prends ta bite et ton couteau et tu te démerdes ».
Sans se sentir concerné, M. Tir évoque l’institutionnalisation des luttes autonomes par l’appareil politique au pouvoir, dont les acteurs « sont devenus des bureaucrates ». En effet cette récupération est bien rodée. En échange de postes dans l’associatif [11] ou de places sur une liste, les maires successifs s’assurent le soutien des têtes de réseaux roubaisiens dont le poids s’évalue au nombre de voix apportées. Intégrant ainsi la caste au pouvoir – l’exemple de M. Tir, conseiller municipal depuis 2001, en est l’illustration –, les révolutionnaires d’hier sont aujourd’hui les instruments d’un système qu’il s’agit de renverser. Le refuser est aussi un des moyens d’y parvenir.
Notes
[1] « L’abstention, un mal roubaisien incurable ? », Nord Éclair, 31/03/12.
[2] * Le prénom a été modifié.
[3] L’abstention a encore augmenté cette année avec un taux de 61,58% au premier tour.
[4] Au-delà de l’abstention elle-même, le taux de non-inscrits sur les listes électorales représente environ 15 % de la population en droit de l’être.
[5] Dernier en date, le reportage d’Envoyé spécial à la CAF de Roubaix diffusé le 9 janvier, ou les nombreux articles reprenant le classement de Compas (janvier 2014) qui place Roubaix à la tête des villes les plus pauvres de France.
[6] Arnaud Vespieren, élu de la majorité sortante, hésite à ce sujet : « Je suis pas sûr que ça ait un rapport avec l’argent, mais ça a un rapport évident avec la culture ». Cité dans G. Petit, « L’abstention électorale », rapport de stage IEP, 2010.
[7] Michel David, « Roubaix horizon 2030 "ville fertile" », rapport commandé en 2013 par la mairie. L’auteur, qui a touché environ 40 000 euros pour ce travail de prospective, évoque « la capacité de l’offre culturelle d’attirer de nouveaux habitants », comme « de nombreux créatifs [qui] ont rejoint Roubaix pour son offre culturelle ».
[8] Sur les dix listes candidates, quatre ont pu se maintenir au second tour. Parmi elles, la liste du dissident PS André Renard a recueilli 10,11% des suffrages exprimés, soit seulement 1736 bulletins…
[9] Le fondateur de cette dernière a espéré être récompensé pour son action en demandant une place sur la liste de Pierre Dubois. Ne l’ayant pas obtenu, il a d’abord appelé à ne pas voter, puis affiché son soutien à l’UMP Guillaume Delbar.
[10] Cette année le PS a finalement été renversé par la liste UMP de Guillaume Delbar. Le nouveau maire de Roubaix a remporté le second tour avec à peine 6949 voix… dépassant de très peu les 6617 voix obtenues par la liste du maire sortant Pierre Dubois.
[11] À ce propos, le monde associatif est le premier employeur de Roubaix.