Au siège du 115, on répète inlassablement : « Saturation des places d’hébergement, Monsieur. Il faut appeler à huit heures. À l’heure actuelle, je vais être franc avec vous, le nombre de places est de zéro ». Florence et Rabah du Samu social*, respectivement éducatrice et conducteur, acceptent d’êtres accompagnés quelques heures.
Article publié initialement dans La Brique n°31 (mars-avril 2012).
Arrivée à la gare. Florence s’adresse à un vieil homme, épuisé et assis contre un distributeur dans le hall. Il a pour seul bagage un sac de nourriture et de boissons qu’on lui a volé pendant qu’il taxait une clope. « Il a des problèmes de santé et de mémoire. Parfois il oublie où il doit dormir. On va l’amener au foyer où il dort en ce moment ». Il marche avec une béquille. Au véhicule, sept personnes nous attendent. Florence sourit : « C’est courant. Quand les gens voient le camion marqué 115, ils nous attendent pour une boisson chaude, et discuter. Seulement là, on ne pourra pas trop tarder ». Les personnes échangent gaiement, certaines connaissent les éducateurs. Un jeune me dit : « Je suis à l’Armée du salut en CHRS [1]. C’est pas trop mon truc. Ça fait une cellule de prison, c’est petit. Mais en attendant de faire mes papiers... Ça fait un mois que je suis là-bas et ça fait trois ans que je suis à la rue. Je n’ai pas de ressources. J’ai fait tous les foyers. Je connais même la maison qui a fermé à La Madeleine. C’était trop petit et c’était crade. Y avait juste un veilleur et c’est tout. Mais ça va aller, ça va aller… J’espère. » Son compagnon, plus âgé, demande des nouvelles d’une éducatrice : « C’est notre copine [rires]. Elle sait où nous trouver. » Florence précise que c’est elle qui les a « débusqués » : « Maintenant ils sont à Lille, ils sont à la Halte de nuit [2]. Ce sont des gens avec qui tu peux bien discuter. Ils ont la tête sur les épaules. » En route vers le foyer, Rabah s’adresse au passager : « Vous allez vous reposer, aller au chaud. Ça va vous faire du bien ». Il est surtout préoccupé par la musique du poste : « Monte le son s’il-te-plaît. Petite Marie. J’l’entends dans la rue aussi. »
« J’pète les plombs »
Hall du foyer. Babyfoot, fauteuils et télévision. Avant de monter à l’étage, le vieil homme : « Merci. Bon courage ». Quelqu’un vient me voir : « L’autre il ferait pas mal de bouger un peu plus, le Sarkozy là ! » Il évoque sa situation : « Ça fait un an que je suis ici. Depuis février. Je suis en stable. Mais c’est dur quand même. Ça fait dix ans que j’suis à la rue ». Rabah l’encourage : « Faut pas se laisser aller surtout, faut s’accrocher ». Il précise : « Je rentre à l’hôpital au mois de mars, me reposer. Parce que y a des moments j’ai des tentatives de suicide. C’est l’éducateur qui a fait que je puisse voir un psychiatre. Tu te rends compte, j’ai envie de m’tuer ici, dedans. Avec des lames de rasoir. Tellement j’en ai ras l’ bol. "Prenez patience". Merde. J’en peux plus. »
« Préparer la fin de l’hiver »
Rendez-vous à une station de métro, avec cinq dames. Il s’agit de les emmener dans l’îlot (une maison d’accueil) d’une association pour la nuit. Florence précise que durant le niveau 3 du plan grand froid « ils avaient rajouté un lit. » Le lit a été enlevé récemment, réduisant de nouveau la maison à cinq hébergements. Quand c’est possible « on discute plus, on fait aussi un point sur leurs situations administratives quand il y en a besoin, sur leur accompagnement social. Là-bas il n’y a pas d’éducateur, seulement un veilleur. On les oriente donc un maximum vers les accueils de jour. Mais c’est vraiment la misère. » Durant l’hiver, avec le nombre de places libérées ailleurs, les personnes dorment plusieurs nuits d’affilée au même endroit. Ensuite, les places tournent davantage. Florence évoque alors la préoccupation actuelle pour ces femmes : « Voir si c’est possible d’anticiper un peu la fin de la période hivernale par rapport aux femmes. Pour être sûrs qu’elles seront suivies quelque part, que les choses soient enclenchées ». Pour quand le turnover reprendra.
Demandes d’asile
La petite maison, d’état médiocre, a trois chambres. Une jeune femme : « C’est possible d’aller fumer une clope devant ? Vous allez m’ouvrir après ? Vous n’allez pas me laisser dehors ? » Florence la rassure : « Bien sûr, pas de souci, allez-y ». Elle supervise la répartition des chambres : « Mangez, ça va vous faire du bien, surtout si vous êtes fatiguée. On aurait bien mangé avec vous mais on ne pourra pas avoir le temps ce soir. Faut pas se décourager, hein. Demain, plus tôt vous appelez et plus vous aurez de chance d’avoir une place. On fera aussi un petit point ensemble ». Une Arménienne a eu sa demande d’asile déboutée en Belgique malgré la présence familiale : « Pour le moment elle est là, mais elle sera bientôt expulsable, vers la Belgique dans un premier temps… » Fatia, Algérienne, témoigne : « Moi, ça fait cinq mois que je suis en liste d’attente pour un foyer. Ça fait presqu’un an que je suis sans logement. J’avais un récépissé d’un an et en 2005 ils ont donné une OQTF [3]. Je suis née sous le drapeau français en 1957. Ils nous accueillent à la préfecture comme des chiens. Mon père, il a travaillé en France, il a travaillé dans les mines. Il est mort d’une maladie des poumons. Et on n’a pas le droit de prendre un récépissé. C’est quoi ça, hein ? Mes filles sont de nationalité française, je demande un rattachement familial. Là je suis au CSP59. J’ai demandé la première fois un formulaire pour regroupement familial. Elle m’a dit : "retournez au bled et rapportez un visa" ». Florence me fait part aussi de la situation d’un demandeur d’asile angolais, qui dort avec sa compagne dans des buissons sous le pont aérien du métro. « Il va falloir veiller sur eux, voir comment ça se passe ». Mais avant, il y a quelqu’un à voir du côté de Provins. La soirée ne fait que commencer… Quant à l’après 31 mars, Rabah constate que, comme chaque année, « ce sera plus compliqué. Les structures ferment. Nous, on va voir les gens dans l’accompagnement de rue, on écoute les besoins, on discute, mais on n’a rien à proposer. C’est très serré les places après l’hiver. C’est limite plus dur, à part le froid. Les gens, on les perd de vue, aucun suivi et rien ne change pour eux ». D’ici le prochain hiver.
* Durant le plan hivernal, le Samu social dispose de six équipes en binômes de 8 heures à 23h30. Les autres saisons, les financements baissant, il reste huit salarié-es. Un service psychiatrique (Diogène) et un infirmier détaché du CHR sont en collaboration.
Des chiffres... et des gens
Sur la métropole lilloise, le plan hivernal (du 1er novembre 2011 au 31 mars 2012) a libéré 430 places supplémentaires d’hébergement d’urgence, puis 34 autres et permis l’ouverture de gymnases lors du passage aux niveaux 2 et 3 (30 janvier, puis début février). L’hiver ayant été dans un premier temps relativement doux, le président de l’Association Baptiste pour l’Entraide et la Jeunesse (ABEJ) de Lille dénonce l’« effet pervers » du dispositif tandis que le président du Samu social, M. Delhaye, parle d’une « gestion de l’État par le thermomètre ». Cette année, la préfecture a missionné la seule protection civile, non les associations, pour la gestion des gymnases. Selon M. Delhaye, c’est sans doute pour empêcher « la critique de la mise à l’abri qui n’est pas de l’hébergement ». Le 14 février, la Préfecture du Nord met un terme aux niveaux 2 et 3. Le 31 mars, ce sont 430 personnes qui seront mises à la rue tandis que les maraudes seront plus rares. De manière générale, toute l’année, « la demande est nettement supérieure à l’offre. L’État regarde de plus en plus près les cahiers des charges, de plus en plus contraignants et c’est ce qui fait la sélection. » M. Delhaye ajoute : « On parle des chiffres, on ne parle pas des hommes ». À l’opposé, nous privilégierons ici la parole des personnes rencontrées.