Les caméras fleurissent dans les espaces publics. Rares sont les villes qui refusent désormais de céder aux mouchards urbains, qu'importent leur coût et leur inutilité avérée. En 1999, à peine 60 communes osaient s'équiper de caméras de surveillance, encore sujettes à la méfiance du grand public. Quinze ans plus tard, les références à Georges Orwell sont passées de mode, c'est la ruée vers l'observation numérique : 2384 communes en sont désormais équipées1 et les nouveaux dossiers d'autorisation se bousculent au portillon de l'administration.
Sur l'ensemble du parc privé et public, on recensait 1,28 million de caméras en 2014, près d'une pour 50 habitants. Mettons de côté les halls de banque et intéressons nous aux 8 % d'entre elles qui fixent les espaces publics. Celles que décident d'installer nos élus, avec le soutien affirmé ou supposé de ses administré.e.s. On enregistre aujourd'hui une caméra pour 2250 habitants dans les 60 plus grandes villes de France. Une pour 1880 habitants si on prend en compte toutes les villes équipées2. Nice continue de revendiquer fièrement le haut du tableau, avec une caméra pour 450 habitant.e.s. Certes, on est encore loin de Londres et ses 500 000 appareils – quatre millions sur le territoire britannique – mais on progresse à bon rythme vers une couverture de plus en plus large du territoire public.
Ainsi, les demandes d'installation de la part des communes explosent : l'année des attentats, les demandes de subventions par les collectivités ont bondi de 70 % par rapport à 2014.
Le regard exorbitant
En apparence, les communes auraient tort de se priver : le coût des technologies fond à vue d’œil tandis que leurs performances ne cessent de progresser. D'une caméra à 13 810 € en moyenne en 2013, on est passé à 10 945 l'année suivante. On trouve aujourd'hui des appareils pivotants pour moins de 2500 €. Pour une commune, l'investissement est attractif. D'autant que l'État met la main à la poche pour l'achat des appareils et des centres de visionnage.
Propulsée par MAM et Hortefeux, la loi Loppsi 2 de mars 2011 comportait un volet vidéo-surveillance, officiellement rebaptisée vidéoprotection. La loi d'orientation répondait à un objectif de triplement du nombre de caméras sur le territoire, qui devait atteindre le nombre de 60 000. Un développement soutenu par une subvention à l'achat et à l'installation des matériels.
Le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) consacre chaque année quelque 19 millions à « améliorer la tranquillité publique » à travers une aide à l'achat et l'installation des caméras et centres de visionnage. Un financement sur lequel se ruent les collectivités. Pourtant, si l'État peut couvrir près de 40 % du coût des dispositifs, les frais de fonctionnement et d'entretien restent toujours à leur charge. Et ils sont chers. Car il faut prendre en compte les systèmes de stockage des données, l'éventuelle mise à niveau du débit internet (voire l'installation de la fibre), la construction et l'entretien d'un centre de visionnage, les frais de maintenance et de personnel. Un système de vidéosurveillance couplé à un centre de surveillance atteint facilement 500 000 € par an de frais pour un équipement moyen.
Finalement, pour un investissement de 100 €, on estime que les dépenses annuelles moyennes atteignent 30 €.
Derrière les caméras, l'ennui
Il ne suffit pas de placer les caméras, encore faut-il que quelqu'un se trouve derrière. Une enquête réalisée par Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS, permet de se rendre compte que les faits qu'identifient la vidéo sont le plus souvent bien éloignés de la délinquance. Et ne parlons pas d'empêcher des actes de terrorisme. Le chercheur prend l'exemple d'une ville de 19 000 habitants du Languedoc-Roussillon et de ses 21 caméras dont les images sont visionnées en direct dans un centre de surveillance urbaine. L'équipement, considéré comme sérieux et professionnel (caméras performantes, personnel formé), a englouti 1,2 million d'euros en cinq ans. Cinq personnes sont consacrées au visionnage, dont quatre agents de sécurité de la voie publique qui se relaient six jours sur sept. En examinant les données de leur rapports, le chercheur observe que les actes de délinquance (vol, violence sur la voie publique, dégradations de biens publics, délinquance routière et usages de stupéfiants) ne représentent que 6 % des incidents repérés. Le reste ? La recherche de personnes et animaux disparus (enfants fugueurs, personnes âgées oublieuses, chats perchés), les intrusions suspectes dans des bâtiments, la mendicité. Et dans la majorité des cas qui les occupent, ce sont des signalements concernant les encombrants, travaux, déménagements, pannes de feu tricolores, stationnement illégal, etc. En somme, la gestion des problèmes matériels de la voie publique occupe en réalité 80 % des interventions des opérateurs. Et les trois quart du temps, le visionneur contemple le néant : il ne se passe rien. En moyenne, on relève 0,7 incident par jour.
Efficacité ? Quelle efficacité ?
La quasi inefficacité des système de vidéosurveillance n'est pas un constat nouveau. Les études se succèdent depuis la fin des années 2000, qui dressent tous le même constat : la vidéosurveillance n'est sans doute pas totalement inefficace, mais presque. La Grande-Bretagne, territoire aux quatre millions de CCTV, a depuis quinze ans fait le constat de la faiblesse de résultats de son sur-équipement : impossible de traiter autant d'informations sans savoir ce que l'on cherche. Aucune statistique ne peut étayer une quelconque efficacité en termes de prévention de la délinquance. Quant aux attentats terroristes du métro, si les caméras ont permis de fournir aux télés du monde entier des image spectaculaires, force est de constater qu'elle n'ont pas servi à les empêcher. Tout cela est connu depuis bien longtemps, les études se succèdent, qui démontrent l'une après l'autre le manque de résultats probants des caméras.
En juillet 2011, c'est au tour de la Cour des comptes de le rappeler une nouvelle fois, mettant dans l'embarras le ministre de l'Intérieur de l'époque, Brice Hortefeux : « Le taux d’élucidation des faits de délinquance de proximité n’a pas davantage progressé dans les circonscriptions de sécurité publique (CSP) équipées de caméras de vidéosurveillance de la voie publique que dans celles qui ne le sont pas ». Plus fort : « Pour les faits de délinquance pris globalement, il s’est même davantage amélioré dans les CSP non vidéosurveillées ». Le rapport pointe au passage le « faible intérêt des collectivités locales pour l’évaluation : seulement 30 % des dispositifs financés par le FIPD ont initié une démarche d’évaluation ». Comme si les mairies ne se souciaient pas du retour sur investissement. Ou préféraient ne pas rendre de compte.
Les caméras, aussi utiles que des lampadaires en panne
Pourtant, la multiplication des études ne change rien à l'engouement pour les caméras publiques. À croire que la lutte contre la délinquance, si elle est l'objectif affiché, n'a pas autant d'importance que la communication qui entoure chaque investissement. C'est l'institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (INHESJ)3 qui l'admet : « Si les effets de la vidéo protection ne sont pas toujours mesurables en termes de baisse de la délinquance, le sentiment d’insécurité est toujours favorablement impacté. Toutes les enquêtes d’opinion réalisées dans les villes équipées de ces dispositifs confirment cette tendance. Une fois la vidéo installée, la population se sent plus en sécurité. À ses yeux, l’espace public paraît désormais maîtrisé ».
Et c'est bien ça qui compte : donner l'impression aux administrés que tout est sous contrôle. Que si un quidam commet des dégradations sur la voie publique, il ne s'en sortira pas en toute impunité. En témoignent les innombrables titres de la presse régionale qui comprennent les mots « grâce aux caméras ». La moindre identification réalisée par la vidéosurveillance est publiée sans difficulté par une presse avide de faits divers et de résolution simple de l'histoire. Un délit, un mouchard, une arrestation. Les résultats réels sont largement déformés, amplifiés à destination du public. Depuis des années. Si bien qu'aujourd'hui, la vidéosurveillance est largement acceptée, voire réclamée par un public à qui l'on promet une solution simple, visible, presque magique, à une insécurité largement fantasmée. Selon une enquête Ifop de 2014, 83 % des personnes interrogées approuvent la mise en place de caméras de vidéosurveillance (75 % en mars 2013, selon une enquête BVA).
Ce qui était sujet à la méfiance d'une surveillance généralisée à la Big Brother est aujourd'hui réclamé par des électeurs, des téléspectateurs, des commerçants à qui l'on préfère présenter un totem, en balayant sous le tapis la complexité de l'interprétation des résultats. Et dont on se fout de rappeler qu'il nous prive, à chacun de nos pas, d'une des premières de nos libertés : circuler en paix.
Tom Pastiche
1. La Gazette des Communes, novembre 2013.
2. À en croire le dernier rapport du lobby de la « vidéoprotection », AN2V.
3, La Vidéoprotection. Conditions d’efficacité et critères d’évaluation, Paris, INHESJ, 2008.