À chaque chourre suffit ça peine

chourreLa chourre – appelée également vol à l'étalage – est un délit... souvent nécessaire. Pour des questions de survie, ou pour gagner en confort de vie, certain·es vont chercher à récupérer un pouvoir d'achat indirectement confisqué. Parfois, la chourre se teinte également d'un engagement politique anticapitaliste. Mais attention aux dérives !

En France, sur l'année 2022, le vol à l'étalage a connu une forte progression : +17% de plaintes pour l'année dernière selon les chiffres de notre – cher et tendre – ministère de l'Intérieur. Dans un contexte d'inflation accrue, le phénomène est peu surprenant : poussés dans leur retranchements, étudiants, retraités ou travailleurs pauvres doivent parfois franchir le pas et violer la maxime inculquée depuis la prime enfance : « voler, c'est mal ». Au rayon des produits les plus « chourrés », on retrouve les fromages, les produits d'hygiène... et les capotes. Sauf que ces derniers larcins, au lieu d'inspirer des réflexions profondes sur la nécessité de rendre les protections sexuelles gratuites, font les choux gras de médias régionaux, peu avares en jeu de mots graveleux, ou d'éditorialistes hilares dès qu'ils entendent le mot « quéquette ». On précise toutefois que si vous avez ri en lisant le mot « quéquette », on ne vous en voudra pas, parce que vous lisez La Brique et que vous n'êtes pas sur le plateau de Pascal Praud.

« Vous voulez que j'aie le SIDA ?! »chourex2

Installée sur une terrasse de la rue des Postes, Ambre, la vingtaine bien tassée, se souvient avec émotion d'avoir été prise la main dans le sac avec des préservatifs alors qu'elle n'avait que dix-huit ans. Aux vigiles peu commodes, elle lança un bien inspiré « Mais vous voulez que j'aie le Sida, en fait ?! » « Ma copine chourre assez souvent, y compris des préservatifs », abonde Tristan, médecin généraliste. Ces exemples révélateurs sont, au final, assez peu surprenants. Pas seulement à cause de la facilité à glisser un étui de capotes dans sa poche, mais surtout en raison du caractère ultra-onéreux de l'objet : en hypermarché, une boîte coûtera au moins 3€ les 6 exemplaires, et jusqu'à 10€ si vous souhaitez acquérir du « king size » - bah oui, les préservatifs du planning familial c'est bien beau, mais ils font tous la même taille alors qu'il n'y a pas deux pénis identiques . Les capotes sont chères, mais pourtant nécessaires afin de ne pas mettre en péril sa santé : pour le coup, il s'agit d'un acte de survie.

Avec ou sans capote, les nuits torrides précèdent généralement des matins de gueule de bois, et le retour à une morne réalité dominée par le grand capital exploiteur, avec ses boulots de merde, ses salaires de merde, ses patron·nes de merde, sa bouffe de merde, parce qu'on peut pas se payer mieux avec son boulot de merde, etc...

Chourrer pour colorier un quotidien gris

Sirotant sa pinte de Jupi devant la cathédrale Notre-Dame-de-la-Treille, Elli, 23 ans, a fait ses armes de chourreuse au sein de sa Grèce natale. Là-bas, le mot chourre se dit klebo – issu de l'ancien grec klepto, racine à l'origine du mot kleptomane. Et dans un pays frappé par des années d'austérité, aux salaires d'une faiblesse indécente alors que le coût de la vie est équivalent à celui de l'Hexagone, la chourre devient le seul moyen de s'offrir un peu de rêve. Pour Elli, contrainte d'habiter sur la très touristique île de Corfou à cause de ses études, la chourre permet de mettre quelques paillettes dans un quotidien rendu difficile. « Dans les supermarchés, les prix sont les mêmes qu'en France, et Corfou est une île chère. Mais en Grèce, un serveur est payé 600 euros par mois, dans des conditions souvent infernales. J'ai eu pas mal de petits boulots, avec des patron·nes horribles. J'ai fini par bosser chez Starbucks même si ça ne correspondait pas à mes valeurs. »

Contrainte, comme nombre de ses compatriotes, à un quotidien rendu très difficile, Eli vole des produits dits « de confort » afin de pouvoir passer un bon moment. « Par exemple, ça peut être une bouteille de vodka. En fait, je ne vole pas vraiment des produits de survie – et voler un pack d'eau, c'est un peu compliqué. Mais si je prends de la vodka, c'est aussi parce qu'être bourrée et faire la fête peut être considéré comme une nécessité pour moi. » Dans la même veine, sur la place du marché de Wazemmes, Ron*, étudiant lituanien, a lui chourré lorsqu'il n'avait pas le sou. Son but ? Découvrir tous les fromages français. « Aujourd'hui, je pense avoir chourré tous les fromages qu'on peut trouver en grande surface, livre Ron. Il y a pas très longtemps, j'ai réussi à chourrer un Mont d'Or, pour moi c'était le boss final ». Devant une telle déclaration d'amour à la culture française, même un·e droitard·e invétéré·e s'inclinerait !

Créée il y a quelques années, la Brochourre est une compilation d'anecdotes liées à la chourre rédigée par des chourreurs conscients et engagés. En page 6, un très bon résumé de l'état d'esprit des chourreuses et chourreurs est dressé : à force de faire saliver des enfants affamés et pauvres avec une sucette bunkerisée derrière un double vitrage, le fait que ces dernière·s veulent arracher la sucette n'a rien de surprenant. « Parce qu’on a bouffé et qu’on bouffe encore de la pub tous les jours, parce que ces images subliminales qui sabotent notre imaginaire (à côté de l’impossibilité financière d’accéder aux trucs que la société industrielle pseudo-luxueuse nous brandit devant le pif) créent des frustrations. Sans toutefois écarter la nécessité de s’affranchir de ces faux besoins, on chourre pour desserrer les mâchoires », détaille le bouquin.

Professeur Chourave

Ron, Elli ou Ambre sont plutôt du style « chourreur » du dimanche. Mais à côté de la chourre en amateur, il y a la chourre professionnelle. Un homme a accepté de témoigner : par souci de confidentialité, nous l'appellerons le professeur Chourave – la principale différence avec son homonyme de Poudlard étant qu'il ne vole pas que sur un balai.

L'homme a commencé la chourre il y a près d'une décennie, pour se nourrir. Il a continué, et perfectionné ses techniques pour faire du larcin une variable assez stable de son budget. « Ce que je vole le plus, c'est la bouffe, ça représente 75% du total de ma consommation mensuelle », précise-t-il. Rien de mieux pour pratiquer la chourre, en y ajoutant une touche « zen ». « Le plus important, c'est d'être détendu, y aller progressivement, c'est pas si compliqué. Si tu voles dix euros de bouffe et que t'achètes trente, ils appelleront jamais la police. Après, il y a toujours un peu de stress ; mais une fois que tu connais bien les magasins, que tu connais tous angles morts et que tu voles pas comme un bourrin, ça va. » conseille le professeur.

Aujourd'hui, la chourre ne se résume plus à un adjuvant pour remplir le frigo : elle est devenue une manne financière de premier ordre pour le professeur. Lequel s'est attelé à pratiquer l'art avec une certaine noblesse, choisissant des proies d'encre et de papier. « Je chourre des livres un peu  "quali", des beaux formats, pas des livres de poche. Il faut que les livres soient super récents pour qu'ils partent à 13-14 euros. Voler pour de l'argent, c'est plus du "charbon", c'est moins un plaisir que quand c'est pour toi. Je fais ça pour un projet personnel, pour acheter du matériel, parce que je vais me reconvertir dans la menuiserie. » En revanche, si les livres sont plutôt d'un bon rapport qualité-chourre, viser des produits high-tech s'avère moins aisé ; mais notre professeur est prêt à prendre ces risques. « Y a quelques niches, comme les Sodastream, mais l'électroportatif c'est risqué. Personnellement, voler des articles de bricolage m'a fait entrer dans une autre dimension. Dans le sens où ça m'a appris à déjouer les systèmes antivols. Là, faut que je trouve des micro-cravates, je vais prendre des serre-joints pour casser les boites sans trop faire de bruit. »

(Mini) sociologie de la chourre

Voler est un crime : toutes les religions et toutes les lois le disent. Mais au fait, qu'est-ce qu'un crime ? Père de la sociologie, Émile Durkheim le caractérisait ainsi : « Le crime (...) consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d'une énergie et d'une netteté particulières. Pour que, dans une société donnée, les actes réputés criminels pussent cesser d'être commis, il faudrait donc que les sentiments qu'ils blessent se retrouvassent dans toutes les consciences individuelles sans exception et avec le degré de force nécessaire pour contenir les sentiments contraires. » En résumé, il y aura toujours des actes criminels, et le vol a toujours été, peu importe les époques, considéré comme tel. En revanche, à travers l'histoire, une vision romancée du vol est souvent revenue : les héros – fictifs – populaires tels que Robin des Bois en Angleterre, ou Louis Mandrin en France étaient bien vus car ils volaient un système féodal, absolutiste et profondément injuste.

L'entourage joue également un grand rôle dans le fait de briser l'interdit : l'échange et le partage du savoir-faire sont la principale manière d'apprendre. La chourre suit un mécanisme de « socialisation entre pairs ». Face à une société caractérisant le vol comme une déviance absolue par rapport à la norme, le phénomène retrouve une sorte de validation à l'intérieur de certains groupes sociaux. « Dans le vol, il y a des déterminismes sociaux, mais pas mal de trucs qui se transmettent. Dans les quartiers, quand tu vois les potes qui le font, tu vois que c'est possible. Dans le milieu anar, aussi », relève à juste titre le professeur. Cette socialisation par les pairs a pu prendre plusieurs formes : le crime organisé a ainsi pu prendre forme contre un État perçu comme injuste, ou dans des logiques de clan bien précises – ce fut le cas pour la mafia notamment.

La chourre, une forme d'auto-réduction ?

Dans l'une des phrases introductives de la Brochourre, un constat plutôt évident – mais dont le rappel est nécessaire – est posé. « Toute l'industrie de la distribution de masse pue l'arnaque, l'exploitation dégueulasse, et le pétrole. » Les chourreurs interrogés ont généralement beaucoup moins de scrupules à commettre des larcins dans la grande surface du coin que dans la petite épicerie, et s'approprient plutôt la maxime « voler les voleurs ».

Les anarchistes ont introduit, dès le XIXème siècle, le concept d'autoréduction. La pratique a atteint son apogée dans les années 1970-80 – dans de nombreux pays, dont notamment l'Italie, où elle était pratiquée par les Brigades rouges - avant de décliner. Le dernier cas d'autoréduction à grande échelle a eu lieu durant la crise sanitaire de 2020-2021, au supermarché Carrefour Market situé rue Nationale à Paris (13e), à deux pas de la place d'Italie. Le 30 janvier 2021, une soixantaine de personnes s'engouffrent dans les rayons, remplissent des caddies et repartent – après négociation avec la direction – avec des marchandises d'une valeur de 16 449,75 euros. Deux militant·es ont été arrêté·es, et condamné·es à payer une amende de près de 40 000 euros. De cet épisode, le hashtag #CarrefourRetireTaPlainte est né.

Pour le professeur, l'autoréduction et la chourre peuvent s'attaquer au même ennemi, mais ne sont pas similaires. «  Ça se fait, mais marginalement par rapport à avant. Les gens se mettent pas mal de barrières, parce que quand t'arrives à 10 dans un magasin, tu risques de grosses peines. C'est juste la méthode qui diffère, mais l'autoréduction, je la trouve plus politique, souvent c'est pour redistribuer derrière et pour faire de la com. C'est quelque chose de public. Dans la chourre, y a pas de revendication publique. Chez les gauchos, tout le monde vole, parce que tout le monde est anticapitaliste, mais il y a moins de hype dans les milieux militants que chez les graffeurs, par exemple. Ça vole pour la bouffe, et ça vole beaucoup les livres, et pas pour les revendre. »

… mais attention aux dérives

On chourre pour sa survie, pour son bien-être, et aussi, bien souvent, pour l'acte en lui-même. « Moi, si j'ai longtemps chourré, c'était surtout pour le côté badass, la street cred' », confie Wilfried, trentenaire aux longs cheveux roux décollés par le vent dunkerquois. Aussi, le vol n'est pas le monopole des anticapitalistes, comme le rappelle Ron, notre ami balte amateur de tomme de chèvre et de comté. « Ça me faisait mourir de rire de voir, au Carrefour City de la rue Colbert près de la Catho, des petit·es bourgeois·es de droite connaître le frisson de voler quelque chose », se marre-t-il. « Il n'y a pas que les pauvres qui volent. Aussi, c'est plus facile de voler quand t'es blanc » rappelle le professeur Chourave.

Parfois, on peut aussi être pris dans le piège de la chourre : tomber dans la gueule du loup-capital. « Lorsque j'étais plus jeune, j'ai commencé par voler des sacs et des vêtements chez Zara, jusqu'à devenir kleptomane. Puis après, j'ai compris que ça allait un peu loin et que je rentrais dans ce piège d'accumulation des biens », se souvient Elli. L'expérimenté professeur Chourave lui aussi, s'est rendu compte du danger potentiel pour lui-même. « Quand tu chourres, à force, t'as l'impression que c'est gratuit et tu prends plus vraiment soin de tes affaires. C'est pas parce que c'est gratuit pour nous que ça a pas de conséquences. Le vol ça peut vite rendre fou : par exemple, il y a des hypes (des modes, NDLR) de voleurs et des défis, comme réussir à sortir la dernière veste Gore-Tex Pro à 700 balles. Tu rentres dans le piège à moitié parce que tu leur donnes pas d'argent. Mais il faut faire attention à ça, le vol doit être un moyen pas une fin. »

Texte par Eisbärr
Dessins par Agatha

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