Le 3 octobre 2023, l’Élysée lance les « états généraux de l’information » : 6 mois pour dresser des constats et propositions pour réformer la presse. Macron voulait une participation citoyenne d’ampleur donc le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) a réuni 100 citoyen.nes tiré.es au sort pour participer aux « journées délibératives des États Généraux de l’Information ». Coup de bol pour vous, Harry Cover est dans la place… Point d’étape avant le rendu final en juin : c’est pas joli à voir.
Situé à équidistance entre le palais de Tokyo et le palais de Chaillot, avec vue sur la tour Eiffel, le palais d’Iéna où siège le CESE se dresse dans le très huppé 16e Arrondissement de Paris. Son architecture monumentale d’après-guerre n’ôte rien à la grandeur des hôtels particuliers qui entourent le creuset de la démocratie participative. Escaliers interminables, couloirs en enfilade, perspectives en colonnades, c’est ici qu’on passera deux week-ends.
Sans citoyen.nes ?
Nous sommes 100, la parité est respectée et la provenance des membres est en effet diverse, même si la sociologie des 100 personnes tirées au sort s’éloigne déjà d’une représentativité réelle du peuple français. On sent très vite, puisque c’était par inscription volontaire au préalable, que le sujet a aimanté des personnes qui se sentent concernées par les médias. Même si on ne peut en faire une généralité, le fond de l’air semble plutôt à gauche, et bon nombre de personnes sont syndiquées (la CFDT est régulièrement citée). On sent que s’il n’y a pas ou peu de personnes d’extrême droite, il semblerait aussi que les classes populaires et/ou racisées soient peu représentées, sans parler des invisibles de la coupure numérique.
Dans ces grands murs, les silhouettes se croisent et s’apprivoisent avec un respect qui étonne. En effet, le pré-requis du « bon concitoyen républicain français » s’oppose aux images des conflictualités courantes vécues à la télévision ou sur Twitter. Ici, on est là pour se parler avant tout, avec respect, et ça fait du bien. Mais très vite, beaucoup d’entre nous ne comprennent plus pourquoi nous sommes ici. Personne n’a réellement compris le concept d’états généraux dans ce lieu-même où se sont déroulées les conventions citoyennes, notamment pour le climat (vous savez, celle qui a fini à coté des cahiers de doléances des gilets jaunes, dans le fameux tiroir oublié du bureau de Macron1). Cette dernière s'était déroulée sur sept week-ends, pour l'information, outil central d'une démocratie, "on" a jugé bon que ce soit sur deux week-ends.
La profusion de documents et leur non-lecture, les ribambelles de noms et de trombinoscopes n’ont pas fini de nous perdre. L’exercice de compréhension, pour La Brique non plus, n’a pas été aisé. Bon, on se rend vite compte que le citoyen n’est pas au centre du processus : contrairement aux conventions citoyennes, c’est le comité de pilotage2 qui a « délimité des champs de réflexion ». Cinq questions sont d’ores et déjà définies par le "COPIL" sur lesquelles les citoyen.nes vont devoir bûcher : Comment la technologie change-t-elle notre rapport à l’information ? Comment restaurer la confiance envers les médias ? Qui doit payer pour une information de qualité ? Comment lutter contre les manipulations de l’information ? Quelle régulation efficace pour les médias traditionnels comme pour les nouveaux acteurs ? Vous avez 16 heures.
Deloire entre en scène
Lors de la première séance plénière, quelques citoyen.nes annoncent déjà la couleur : ils incarneront la partie revendicative du panel citoyen pour les prochains jours. L’ambiance consensuelle entre les présentations soporifiques et interminables est déjà cassée : « Où est passé l’ancien président des états généraux de l’information, Bruno Lasserre ? » Celui-ci a démissionné de son poste quelques jours avant pour des « raisons personnelles » en attendant son procès pour complicité de harcèlement moral. Où est le nouveau président alors ? Il vient d’être nommé, il n’a pas pu venir pour des « questions d’agenda ».
« Pourquoi il n’y a pas de syndicats de journalistes ? » Le délégué général des États Généraux de l’Information (EGI), Christophe Deloire, se sent d’intervenir sur scène : « Ils ont déjà été consultés mais ils feront l’objet d’une autre consultation auprès du comité de pilotage ». Mais surtout, de préciser l’importance de lutter contre le « corporatisme » et le parisianisme de la profession. On croit rêver, Deloire c’est l’incarnation du type qui fait des discours et qui squatte à longueur de temps les salles de réunions et plateaux télés, mais le mec cool, lunettes, barbe de trois jours et look à la Indiana Jones. Pour lui, le plus important, c’est le « bien commun » et d’éloigner la question politique : « ces états généraux de l’information ne sont absolument pas orientés politiquement, au contraire ». Hein ? Quoi ?
Les citoyens victimes d’un manque de pédagogie ? (sic)
Mais alors que faisons-nous là ? En deux week-ends, le groupe de 100 citoyen.nes s’est réuni en plénière, puis en sous-groupes de vingt, puis en sous-groupes de 7 personnes, histoire de bien saucissonner le travail. Le basculement entre ces niveaux de groupe se renverse de manière régulière pour assurer une certaine homogénéité dans le rendu final. Le tout encadré par une cohorte de 25 « facilitateurs » et même 5 « fact-checkers ». Vous avez le dispositif.
La question des contours moraux, philosophiques et démocratiques3 de ces EGI ne pourra pas être abordée par les citoyen.nes. La plupart des tiré.es au sort partage la sensation d’un délai beaucoup trop court pour rendre véritablement un résultat poussé. Comment rendre une décision éclairée lorsqu’on n’a même pas le temps de dépasser l’opinion commune, de penser contre soi-même, de sortir de nos enfermements médiatiques4 ?
Comment faire ça, sans aucune ligne politique et pris dans nos propres contraintes socio-économiques respectives, en plein cœur du 16e ? La semaine de travail dans les pattes. Nos deux week-ends de repos qui y passent. Jouer le « jeu » dans une écoute active et respectueuse est éreintant. J’ai vu des gens, moi compris, être carrément désorienté.es. La fatigue est bien réelle, comme si l’on nous vidait, pressuré.es de notre substance citoyenne.
Inculture(s) citoyenne(s) ?
Mon sous-groupe de travail formule à l’équipe d’animation la demande d’avoir nos contacts mails respectifs pour rester en lien et continuer de travailler à distance, nos « facilitateurs » deviennent alors moins « faciles », c’est un « non, on n’a pas le droit mais rien ne vous empêche de faire circuler une feuille ». On a perdu quatre personnes d’un seul coup. Tiens, une autre feuille circule, le groupe des revendicatifs a produit un communiqué pendant le CESE, la feuille passe de membres en membres citoyens qui signent (ou pas) le document. On ne l’a pas récupérée, elle a disparu soudainement. Faut dire qu’il y a des réticents dans mon groupe et qui ne le disent pas. Certains regards sont limpides.
À la fin des deux week-ends, le Président de la Commission Éducation, culture et communication du CESE, Jean-Karl Deschamps, un type qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’acteur Bruno Cremer (Commissaire Maigret), partage un raisonnement : « Levez la main : qui ici se souvient ou a entendu dire que Michel Rocard était le père fondateur du RMI ? ». La moitié de l’assemblée lève la main. « Je vous pose une deuxième question : qui se souvient ou a entendu dire que Joseph Wresinski5 était le fondateur du RMI ». Les mains se baissent. « Vous voyez, chers amis, mesdames et messieurs, vous avez la démonstration de la modestie qu'il faut pour que chacun d'entre nous tienne sa place active dans une démocratie vivante dite participative ».
En conclusion de ces quatre journées de travail, un mec qu’on n’avait jamais vu, nous fait une spectaculaire démonstration de notre ignorance collective… pour justifier de l’utilité de l’institution qu’il incarne. Que reste-t-il alors au rôle du citoyen ? Le citoyen sans qualité est là pour renseigner.
Macron l’apprenti démocrate… lol
Macron kiffe le CESE parce que ce ne sont précisément pas des syndicalistes journalistes qui vont être consultés. Qui de plus légitime qu’un citoyen lambda pour enjamber les syndicats de journalistes et s’offrir une légitimité « audacieuse » ? Si on réfléchit, on nie le rôle citoyen du syndicaliste qui est en réalité un citoyen de base engagé dans le monde du travail.
Sur ce point Christophe Deloire semble sur la même longueur d’onde. Dépolitiser l’institution contribue grandement à faire basculer la politique vers la manipulation politicienne. Nous en sommes là, face à une interrogation dont on aura vite les amères réponses dans un de ces exercices d’équilibriste auquel la macronie nous a habitué.es. Surtout, hélas, tout reste aujourd’hui pendu à la décision d’un seul homme : Emmanuel Macron. Va-t-il subitement écouter ou continuer d’une nouvelle manière à dérouler son propre tapis rouge sur une profession qui, malgré tout, lui résiste encore ?
Dehors, c’est le temps de la crise des agriculteurs et le palais d’Iéna s’est transformé en aquarium géant. Coupé du monde. À deux pas, c’est l’Arc de Triomphe, qui est devenu le symbole de la dernière grosse confrontation sociale et le lieu du peuple qui se met en scène et en colère. Il ne se passera rien ici, l’extérieur ne pénètre pas dans l’institution, rien non plus dans les débats.
Gare du nord, la nuit tombe, je croise dans un bar un certain Arthur Blouin, un beau gosse que j’avais aperçu dans un autre groupe. C’est la première fois qu’on se parle, je me pose à sa table avec une bière. Stupeur, il se présente, « je suis responsable des Jeunes avec Macron à Arras ». La surprise achève de m’étourdir, il me cuisine vite fait sur mes positions politiques, à savoir si je suis de la France Insoumise, que nenni ! Je lui parle de La Brique, de Violette Spillebout et de ses rapports au réel, je sens que je suis sur le grill. « Tiens c’est marrant votre sous-groupe n’a pas parlé de Guerre de l’information ». Mon sang ne fait qu’un tour… Ah si c’est la guerre alors, c’est que tout est justifiable ?
Harry Cover Loïc Six
1. A la question « Dans quelle mesure les décisions du gouvernement relatives aux propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat permettent-elles de s’approcher de l’objectif fixé ? », les citoyen.nes participant à ces votes ont donné la note de 2,5/10 en moyenne. Un amour réciproque que Macron ne manquera pas de renvoyer en balayant la demande de moratoire de la Convention citoyenne en attendant les résultats de l’évaluation de la 5G sur la santé et le climat, renvoyant ses opposants au « modèle Amish » et de la « lampe à huile », les citoyens apprécieront.
2. Le comité de pilotage est composé notamment de Bruno Patino, président d’Arte, Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, Nathalie Collin, DGA du groupe La Poste… Retrouvez la liste complète sur Etats-generaux-information.fr/comite-de-pilotage
3. On aurait préféré que ces « journées délibératives » soient démocratiques plutôt que participatives.
4. Exemple de temps politique à ne pas parler de politique : « le match Gabriel Attal/Jordan Bardella aura-t-il lieu ? » La presse, pendant ce temps-là, se régale.
5. Fondateur d’ATD Quart-Monde, membre du CESE à l’époque, il a porté l’idée d’un RMI avant même qu’elle n’arrive à l’Assemblée Nationale.