Nous avions interviewé Françoise Vergès, politiste, historienne et militante décoloniale, à l’occasion de la parution en février 2019 de son livre Un féminisme décolonial. Cet essai s’inscrit dans une série de recherches menées sur la domination coloniale et post-coloniale exercée par la France, et particulièrement celle infligée aux femmes descendantes de colonisé.es. Ici, Françoise Vergès met en avant la nécessité de penser un féminisme qui découle des luttes anti-racistes et décoloniales. Si l’interview n’avait pas pu être publiée à l’époque, il nous a semblé pertinent de la ressortir vu le contexte politique récent : mouvement Black Lives Matter, offensives contre les études décoloniales, obsession autour de la figure de l’islamiste…
La Brique : À quoi renvoie le terme de « féminisme décolonial » ?
Françoise Vergès : Je pense qu’il n’y a pas qu’un seul, mais « des féminismes ». Le terme de féminisme décolonial renvoie à un « féminisme » qui s’inscrit dans les luttes anti-racistes, anti-impérialistes et anticapitalistes et qui est celui dans lequel je me reconnais. Le terme de « décolonial » renvoie à l’idée que même si le statut de « colonie » n’existe plus, il a imposé une vision civilisatrice et raciste du monde, y compris des rapports de genre. Le patriarcat lui-même est traversé par la question de classe, ou de race. Quand vous êtes un homme noir, vous pouvez être un tyran chez vous, mais dans la rue, vous êtes un homme noir qui allez subir le racisme. Vous n’avez donc pas la même place dans la société qu’un patriarche blanc. C’est de là que découle la notion de « blanc-patriarcat ».
Les autres féminismes, comme « le féminisme civilisationnel » ou le « féminisme corporate », se pensent universels et dictent une vision de l’émancipation des femmes mais ne s’inscrivent que dans les cultures « blanches ». Ces féministes vont condamner les femmes voilées ou avoir une obsession pour l’excision dans certains pays d'Afrique, qui, certes sont des pratiques à condamner, mais vont y déployer plus d’énergie que pour condamner des pratiques sexistes plus propres aux pays du nord. L’un comme l’autre, ce sont des groupes qui vont éduquer le reste des femmes du monde. Ils prônent le droit des femmes pour prôner seulement plus de femmes au pouvoir (comme le fait de défendre le fait qu’il faille plus de femmes à l’assemblée nationale), ce qui n’est pas pour moi un projet révolutionnaire. Le problème lorsque vous parlez de parité est la question : de quel homme vous allez être l’égale ? En général, c’est rarement avec l’ouvrier immigré travaillant dans le bâtiment… Vous voulez encore moins ressembler à la femme qui nettoie la gare du Nord. Il n’a donc aucun impact sur la justice sociale.
L.B. : Pourquoi ne pas parler simplement de féminisme « intersectionnel » ?
F.V. : L’objectif n’est pas non plus d’être trop tatillon sur les mots, mais de rendre compte de vécus. J’essaye dans cet ouvrage d’amener à penser un combat féministe non pas à partir de notions abstraites mais à partir du vécu des femmes. Je trouve que ce qu’il y a de plus intéressant dans l’aspect multidimensionnel des luttes, c’est qu’il n’est pas fixé sur les libertés individuelles avec des formules comme : « c’est mon droit », etc.
Ce qui compte c’est avant tout l’écoute et l’élargissement des alliances de femmes qui sont les plus précarisées, les plus exploitées comme les travailleuses du sexe, les personnes trans, soit toutes les personnes qui sont les plus attaquées par système patriarcal. Je suis très attentive, par exemple, à toutes les grèves de femmes de ménage, ou bien aux mouvements contre le fascisme en Argentine, au Brésil, qui sont tenus par des femmes, aux mouvements en Inde. Mais aussi aux mouvements contre les violences policières et la prison aux États-Unis ou même – d’ailleurs – ici, en France…
L.B. : Dans votre livre vous proposez de réécrire l’histoire des femmes et du féminisme en plaçant au centre les femmes racisées…
F.V. : En France, l’épopée de l’acquisition des droits des femmes est présentée comme un long chemin qui culminerait avec le droit de vote en 1944, le droit à l’avortement et à la contraception dans les années 1970. Un genre de récit national. Pourtant cette histoire omet l’oppression des femmes par elles-mêmes, ainsi que le combat des femmes noires et des femmes juives. Cette histoire a également participé à la construction de la catégorie de « femme » comme étant uniforme et universelle, alors que ce n’est pas vrai ! Les femmes ne constituent pas, pour le dire autrement, une classe en soi. En niant ou en omettant ces réalités, on passe à côté du caractère multidimensionnel des oppressions subies par les femmes.
Au XVIè siècle, alors que les femmes blanches n’avaient pas de droits civiques – comme aller à l’université, divorcer ou exercer une profession – les femmes blanches avaient un droit : celui de la propriété privée. Les esclaves étant considéré.es comme des objets, les femmes blanches avaient alors le droit de posséder des êtres humains. En ce sens, on peut dire que la couleur était un facteur de domination plus important que le genre. Les droits étaient racisés mais aujourd’hui ce n’est plus mentionné : il est crucial de questionner ce récit qui innocente les femmes blanches de leur responsabilité.
L.B. : Vous parliez des États-Unis et du Brésil. Comment expliquez-vous que, dans ces pays, les luttes actuelles, notamment féministes, sont davantage portées par des femmes racisées (et précaires) ?
F.V. : Si on prend le cas des États-Unis, ces mouvements s’appuient sur une longue histoire de luttes des femmes dans les communautés africaines-américaines, autochtones ou latinas. La transmission de cette histoire a été très forte et on le ressent aujourd’hui : les jeunes femmes de Black Lives Matter vous parlent de ce qui s’est passé avant, elles font le choix de s’en inspirer ou de s’en démarquer. Au Brésil ou même en Argentine, ce sont également les luttes contre les dictatures militaires qui jouent un rôle. Tandis qu’en France, d’une part il y a eu une plus forte rupture avec la présence de femmes racisées au sein des groupes féministes dans les années 70-80, et d’autre part le mouvement du féminisme « corporate » a été plus intense qu’aux États-Unis ou au Brésil.
L.B. : Selon vous qu’est-ce qui expliquerait la mainmise de ce féminisme « corporate » et l’invisibilisation des femmes racisées ?
F.V. : Il y a deux choses. Premièrement, dans les années 70 les groupes féministes se composent de femmes issues de formations politiques diverses (LCR1, Lutte Ouvière, PCF ou encore de milieux anarchistes) et elles produisent des analyses politiques très radicales contre le capitalisme, le patriarcat, etc., mais oublient le passé colonial de la France et son influence sur le féminisme. C’est un féminisme « color-blind2 », car très influencé par le féminisme « corporate ». Il y a pourtant des femmes racisées qui dénoncent ces dérives au sein de ces groupes. Mais leurs voix sont recouvertes par celles qui restent aveugles aux systèmes de domination structurés autour de la couleur de peau et des origines, réelles ou supposées.
La deuxième chose c’est que l’analyse de la domination masculine, et notamment de leur oppression par les hommes en France, les a rendues totalement aveugles au fait d’appartenir à un pays qui opprimait ailleurs. C’est-à-dire un pays qui s’est construit sur un système esclavagiste, colonial, impérialiste et qui, aujourd’hui encore, continue soit d’intervenir dans certains pays d’Afrique et d’y maintenir une gestion néocoloniale, soit de perpétuer un système raciste sur son propre territoire. Donc je pense qu’il faut démanteler cette théorie de la domination masculine comme étant la seule source d’oppression des femmes, car elle permet de protéger ce féminisme « corporate ».
Malevoli et Louise
Féminisme corporate : courant féministe qui selon Françoise Vergès désigne des courants féministes de droite, voir d’extrême-droite, qui s’inscrit dans une mouvance libérale. Il ne remet pas en cause le capitalisme et ses formes de domination. Il vise à prôner une classe de femmes qui déploieront une domination de classe.
Féminisme civilisationnel : autre courant que Françoise Vergès définit comme étant un féminisme universaliste qui prône le fait l’émancipation uniquement du point de vue de l’occident. |
2. « Color-blind » : Littéralement « aveugle à la couleur [de peau] »