D’emblée, vous ne qualifieriez pas les architectes de « révolutionnaires ». Et vous auriez sûrement raison ! En début d’année, les étudiant.es de l’école d’architecture de Villeneuve-d’Ascq se sont mobilisé.es pour de meilleures conditions d’études. Iels ont amené leur contestation jusque dans les cortèges des manifestations contre la réforme des retraites… sans jamais en soutenir les revendications !
Au beau milieu d’une des plus importantes manifestations lilloises contre la réforme des retraites, le 15 mars 2023, un cortège se démarque : percussions, slogans criés à l’unisson par plus d’une centaine de manifestant.es, chars et pancartes de plusieurs mètres de haut représentant des cabanes.
Les étudiant.es de l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille (ENSAPL, dont le campus est à Villeneuve-d’Ascq) sont dans la rue, et pour cause : iels sont mobilisé∙es depuis plusieurs semaines. Il est acclamé, car certains détails dérangeants passent inaperçu… On vous explique.
Ce mouvement trouve son origine à la suite de graves problèmes partagés par les 21 Écoles Nationales Supérieures d’Architecture (ENSA) de France. L’étincelle vient de Normandie. L’ENSA de Rouen ne peut pas assurer sa rentrée de printemps 2023 à cause d’un manque de personnel administratif et de vétusté des locaux. Les étudiant·es, enseignant.es et membres de l’administration normand·es se mobilisent alors rapidement, suivi·es de celleux de toutes les ENSA de France dont les conditions d’étude ne sont pas bien meilleures1.
Toutes ont les mêmes revendications : une hausse des dotations venant du Ministère de la Culture, une mise à niveau des locaux globalement délabrés, une réelle gestion de la lutte contre les discriminations et violences sexistes et sexuelles (banalisées dans les établissements), etc...
A Villeneuve-d’Ascq, les enseignant.es sont en « grève » et l’établissement est « bloqué »2. S’ensuivent alors des cours annulés ou déplacés hors les murs, des ateliers à l’initiative des étudiant∙es, mais surtout des discussions autour des problématiques auxquelles les établissements font face. Ces débats concernent toutes les échelles de fonctionnement de l’école et leurs conclusions sont synthétisées en cahiers de doléances à l’intention de plusieurs instances, dont le Ministère de la Culture ou l’Ordre des Architectes.
Ils permettent aussi d’organiser des manifestations comme l’occupation de la Grand’ Place et du parvis de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) sous forme de « die-in3 » par les étudiant.es. Des actions plus internes comme le spam des boîtes mails des responsables ou l’occupation nocturne de l’établissement sont organisées en parallèle pendant la mobilisation. Le but est de se faire entendre, et ça fonctionne : les articles plutôt sympathisant à leur cause se multiplient rapidement dans les médias locaux et nationaux.
Profession libérale, étudiant.es individualistes?
Cependant, l’école de Villeneuve-d’Ascq est critiquée par les syndicats étudiants lillois : les futur∙es architectes et paysagistes cultiveraient un entre-soi. En effet, à chaque Assemblée Générale (AG) organisée dans l’établissement, on craint la « récupération politique » par les syndicats étudiants et partis de gauche, allant jusqu’à une censure des personnes extérieures à l’école, même lorsque c’est pour exprimer leur soutien. Cette tendance touche à son paroxysme lors de l’AG où se vote la participation à la manifestation contre la réforme des retraites : oui, nous participerons (pour profiter de la visibilité), mais non, nous n’afficherons aucune solidarité avec les manifestant∙es qui ont d’autres revendications (même la suppression du repas à un euro pour toustes au Crous, etc.).
Ce choix majoritaire s’explique peut-être par un manque de conscience politique, car l’ENSAPL est administrativement assez isolée du reste de l’enseignement supérieur lillois et donc de son climat politique. Ou peut-être est-ce parce que ces études sont encore très élitistes4, et que l’enseignement est en grande partie dispensé par des patron∙nes (chef.fes d’agence qui enseignent à temps partiel). On comprend que la majorité puisse se complaire à droite. Qui l’eut cru ! L’architecture servirait donc les intérêts des banques, des grands bétonneurs et des pouvoirs métropolitains plutôt que ceux des gens ? Est-ce étonnant que les futur∙es professionnel∙les aient dû attendre de voir leurs conditions d’études se détériorer franchement pour finalement s’incruster dans les actions militantes et s’approprier leur rhétorique ?
Évidemment, certain·es étudiant∙es expriment leur désaccord lors de ces temps de discussion, mais la majorité est catégorique. D’autres n’hésitent pas à faire figure d’autorité en repeignant ou découpant les pancartes et chars qui afficheraient une solidarité avec le mouvement national de grève avant que le cortège ne quitte l’école. Ça, c’est de l’engagement… Plus tard, le gros des étudiant.es semble gêné face aux chants lancés par d’autres manifestant.es : il a été voté de ne pas y participer s’ils étaient « trop politiques ». Ce manque de connexion au contexte politique (et les dérives qui font penser que certain.es auraient préféré être flics) pèsent sur la mobilisation. Elle s’essouffle immanquablement, jusqu’à s’éteindre complètement avant la rentrée de septembre 2023.
Un pas en avant, deux pas en arrière
Mais alors, à quel point ces mobilisations ont-elles été utiles ? À l’ENSAPL quelques avancées sont à noter. Les nombreuses discussions et débats ont mis en lumière des problématiques auparavant passées sous silence. Cette mobilisation a tout de même fait naître des engagements. Des étudiant∙es ont même pu créer une association, la Veille, qui gère la lutte contre les violences sexistes et sexuelles perpétrées dans l’établissement.
C’est donc une asso étudiante qui fait bénévolement le taf des instances administratives dysfonctionnelles dans leur « lutte » contre des comportements banalisés depuis des décennies dans l’école. Le projet de modifier la procédure d’admission ParcourSup afin de la rendre plus équitable est aussi maintenu. En réalité, on assiste davantage à des remises à niveau qu’à des victoires.
En revanche, Rima Abdul Malak, la Ministre de la Culture, a enchaîné les redites et aberrations devant l’Hémicycle et dans une lettre ouverte. Allez ! Rendons obligatoires aux enseignant∙es cette formation contre les violences sexistes et sexuelles (même si elle l’était déjà, mais jamais dispensée si l’emploi du temps des enseignant.es était un tant soit peu contraignant). Si vous insistez ! Voici dix postes en plus pour faire fonctionner les 21 ENSA toutes carencées (alors que les 75 postes supplémentaires promis dès 2007 n’ont jamais été pourvus).
Et n’oubliez pas ! On vous donne déjà de plus en plus de fric (des hausses qui ne peuvent être que dérisoires quand on sait que le budget alloué au Ministère de la Culture est chaque année revu à la baisse quand on le compare au coût de l’éducation5). Et surprise ! Ces budgets sont compris dans les projets de loi de finances (PLF) passés sous 49.3 en 2022, puis cette année encore. Comme quoi le président des patron.nes ne fait pas de cadeaux, même pas à ses futur.es copain∙es.
En bref, pendant quelques mois à l’ENSAPL, une grande part des membres de l’école se sont mobilisé·es. Une « lutte » qui fut parfois intense : certain·es estiment à plus d’une quarantaine d’heures par semaine leur investissement. Ces quelques mois de débats et les expérimentations qui en ont découlé ont porté quelques fruits bienvenus, notamment en ouvrant les yeux de rares étudiant.es sur la perversité de leurs études et de leur futur métier.
Mais les limites d’un tel mouvement se sont fait ressentir à plusieurs reprises. Entre manque flagrant de conscience politique chez les étudiant·es (voire idéologies franchement de droite), et réponses désastreuses aux mains tendues du reste du monde militant, ce n’est pas demain la veille que les futur∙es architectes et paysagistes feront la révolution.
Texte et dessin par Tur
1. A titre d’exemple, dans le service administratif de l’ENSAPL, un seul employé assurait début 2023 les responsabilités normalement assumées par cinq postes différents.
2. L’administration étant aussi mobilisée, les étudiant.es et enseignant.es étaient systématiquement considéré.es comme présent.es, contrairement à une réelle grève.
3. Manifestation qui consiste à s’allonger au sol dans un espace public pour simuler la mort.
4. En 2022, la part des étudiant.es en Architecture, Arts et Journalisme qui ont des parents cadres ou de profession intellectuelle supérieure (45,8 %) est plus élevée que la moyenne (34,7 %) selon les Ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur.
5. Entre 2012 et 2023, les crédits faits au Ministère de la Culture, qui finance les études d’Architecture, n’ont augmenté que de 27 % alors que le coût moyen de l’éducation par étudiant.e a connu une hausse de 47 % (selon les Ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur).