Le Grand Euralille, un projet en vert de gris

EAD2D’Euralille à la Deûle, anciennement nommé Le Grand Euralille, est la nouvelle fierté des pouvoirs publics : un gigantesque projet de paysage (200ha) touchant les communes de Lille, la Madeleine, Lambersart et Saint-André-lez-Lille, sur un terrain déjà presque entièrement végétalisé. Accrochez vos ceintures, préparez les dolipranes, on s’excuse d'avance pour la myriade d’acteur.ices de l’aménagement, toustes aussi condescendant.es l’un.e que l’autre.

Le projet intervient dans le cadre du Plan Climat Air Énergie Territoriale (PCAET). L’agence de paysage et d’urbanisme parisienne TER, sélectionnée pour le dessin du projet, a pour ambition d’atténuer le changement climatique à travers une « puissante infrastructure climatique, écologique et sociale ». Celle-ci a justement été retenue lors du dialogue compétitif pour son idée de « plan guide du "vivant" ». Le projet proposé est donc tout plein de vertus. Mais quand Damien Castelain, président de la Métropole Européenne Lilloise (MEL), le présente comme « hybridant nature en ville et développement urbain, vecteur d’identité et d’attractivité métropolitaines1 », la soupe de mots met la puce à l’oreille. Et quand on creuse un peu…

Alors, au beau milieu de décennies de politique de densification massive, pourquoi les pouvoirs publics retournent-ils soudainement leur veste en faveur d’une maintenant sacro-sainte « nature en ville », comme ils le disent en atelier de concertation ? Est-ce réellement par bonté, se flattant eux-mêmes en atelier de concertation de ne pas être « des ayatollahs à construire dans la moindre dent creuse parce qu’il y a du foncier » ?

 

Green is the new black
Plusieurs raisons. La première, la plus évidente : c’est la mode, et la mode, ça vend bien. En effet, le projet est avant tout fait pour séduire les bobos qui ne manqueront pas d’emménager dans ses abords fraîchement gentrifiés : deux superbes fermes urbaines et pédagogiques sont prévues sur le projet pour divertir leurs dimanches aprem. Justin Longuenesse, adjoint au maire de La Madeleine, est d’ailleurs fier d’annoncer en concertation que le terrain où sera construit l’une d’entre elle a coûté 5 000 000 €/ha à sa mairie. Comme quoi Macron et Attal inspirent même les plus fretins des menus à faire un pied-de-nez aux agriculteur.ices pour qui la spéculation foncière est un fléau, le tout avec un ton condescendant qui devient banal.

Même selon les urbanistes concepteur.ices, plus fervent.es soutiens au projet, la production agricole de ces fermes sera dans tous les cas « au mieux symbolique » ; l’idée d’un quelconque chiffrage de la production est d’office rejetée. Car en effet, c’est l’image qui compte : ça n’aura échappé à personne que la verdure est aujourd’hui considérée comme un vecteur principal « d’attractivité territoriale », comme c’est si joliment dit par les pouvoirs métropolitains. De l’embellissement hygiéniste haussmannien à la « renaturation » des villes, le fil rouge est, consciemment ou non, toujours le même : « augmenter la qualité de vie » d’un quartier (planter trois arbres chétifs sur les boulevards et refaire leur tarmac) pour en faire exploser la valeur foncière, et retrancher les classes précaires dans les zones plus sinistres de la ville. Alors si quelques bacs à compost suffisent pour gentrifier encore un peu plus ces quartiers, pourquoi s’en passer ?

 

Desservir !
En réalité, le point de départ de ces utopiques ambitions est l’adoption en 2019 d’un Schéma Directeur des Infrastructures de Transport (SDIT) par la MEL. Ce projet de ligne de tram, considéré comme un “invariant” dans les concertations (faudrait pas questionner le travail des expert.es de la mairie) a pour objectif de rendre les transports « accessibles à tous2 ». On peut alors au moins espérer leur gratuité, mais on a des doutes étant données les politiques classistes menées par Ilevia et la MEL ces dernières années…

Voilà donc la deuxième raison justifiant un projet aussi vert : le projet n’a pas besoin d’être directement construit dans son périmètre, il permet déjà aux communes de bord de Deûle de s’engraisser comme pas possible. Certes, un tel projet peut augmenter la qualité de vie des habitant.es aux alentours, ou en tout cas pour celleux qui peuvent se payer la hausse des loyers assurée. Mais les motivations sous-jacentes d’un tel projet, c’est surtout de desservir les futurs flamboyants écoquartiers en bord de Deûle des chics communes de La Madeleine, Saint-André-lez-Lille et Lambersart. Elles pourront alors goûter à la providence promise par Euralille, qui n’en finit plus d’étendre ses tentacules tout autour de Lille.

Ce projet est donc avant tout un totem de la mobilité emballé dans un joli paquet cadeau vert : la « future zone de développement urbain Marquette-lez-Lille/Saint-André-Lez-Lille3 » sera reliée au quartier d’affaires par un coûteux réseau de tram, pour faire partie à part entière de sa dynamique économique. L’agence d’urbanisme dit vouloir « développer un projet paysager d’ensemble support de continuités écologiques », allié au « développement du territoire et la régénération urbaine », mais c’est surtout l’appât du gain qui semble mettre l’eau à la bouche des pouvoirs publics et privés.

 

Touché, coulé
Mais malgré toutes ces motivations, le projet, s’il veut voir le jour, sera beaucoup plus construit que ce qu’on nous présente aujourd’hui. Déjà parce qu’on sent que construire par dessus le périph’ Est, comme c’était prévu il y a déjà presque dix ans avec Euralille 3000, ça commence à franchement démanger ces beaux-parleurs. Mais aussi parce que dans tous les cas, la « nature en ville », aujourd’hui refuge de la biodiversité et des usages informels, sera inévitablement bétonnée à partir du moment où les aménageurs poseront leurs griffes dessus pour tenter d’y programmer leur économie de loisir.

En effet, la façade verte du projet s’effrite vite : le Boulevard Schuman s’est vu donner la chance d’accueillir en 2022 le nouveau palais de justice de Lille (pas encore fini mais déjà pointé du doigt pour son manque de place et son rôle déshumanisant pour les justiciables et avocats4), ainsi que le quartier Sensorium signé Bouygues et Eiffage (qui mériterait presque son propre article !) Deux de ce que les urbanistes appellent des « coups partis » : tant que leur plan directeur n’est pas acté, les propriétaires fonciers construisent comme bon leur semble, et ne s’en privent pas.

Et quand bien même, les responsables sont bien conscient.es qu’il va falloir faire des concessions, car « la construction et l’habitation sont nécessaires aujourd’hui5 ». En effet, il ne faut pas se faire d’illusions : les décisions étatiques et entrepreneuriales ont infiniment plus de poids qu’un plan paysage supposé penser long terme et résilience. Le vaste projet écoresponsable risque donc d’être voué à accueillir du béton en masse, et les acteurs en sont déjà plus que conscient : Stanislas Dendievel, adjoint pour l’urbanisme à la mairie de Lille, avoue quand interrogé par La Brique ne pas avoir de garanties sur plus d’une dizaine d’années (soit la durée de vie d’un document d’urbanisme selon lui) que ce projet restera vert. « La pression des promoteurs sera toujours là, hélas », ajoute Fabienne Duwez.

Acquiesçant, Nicolas Bouche, maire de Lambersart, nous enjoint à être réaliste : « le rêve se [confronte] à une réalité implacable, qui est l’argent. [...] Sur un projet comme celui-là : il va y avoir des dépenses, il faut qu’il y ait des recettes [...] En fait, il faut qu’un moment en face, il y ait des investisseurs, des gens qui ramènent de l’argent [...] pour ces raisons financières, il faut un moment construire. On peut le regretter, mais cette réalité va s’imposer à nous [...] Si on arrive en disant “il faut absolument tout préserver et ne rien construire”, je le dis clairement : on fera rien, financièrement c’est pas possible. » Il confie même, une fois la réunion terminée : « On sait que ces terrains-là [au niveau du pont Royal], les promoteurs vont se les arracher, parce que c’est à Lambersart, c’est à côté du bois de la Citadelle. Donc tant mieux, ça va ramener de l’argent à ce projet. [...] Dès le début du projet, il était prévu qu’il y ait quand-même des lieux qui soient constructibles, soit pour de l’économique (du bureau), soit pour du logement.6 » Merci à lui de dire tout haut ce que toustes ses collègues pensent tout bas : à partir du moment où iels décident de poser leurs mains avides sur les quelques espaces verts restants de Lille, le coulage du béton est déjà inévitablement en marche.

 

La concertation, simulacre de démocratie
Comme tous les projets urbains conséquents, d’Euralille à la Deûle doit faire légalement l’objet de concertation. Ces ateliers sont évidemment un pied-de-nez à quiconque a des valeurs un tant soit peu démocratiques : le projet est en effet déjà tout tracé, et les habitant.es ne sont évidemment pas invité.es à en remettre quelconque aspect en question. Leur participation se limite en réalité à des activités dignes de centres aérés, et vise à indiquer aux urbanistes quelle couleur de banc anti-SDF fera l’unanimité.

De plus, outre un taux de présence assez risible relatif à l’ampleur du projet (8 habitant.es contre une dizaine d’acteur.ices et médiateur.rices à l’atelier du 20 janvier), la monotonie de la démographie présente finit d’enfoncer le clou : l’aménagement du territoire, c’est bel et bien une affaire de bourgeois. Quand interrogé.es par La Brique sur l’absence totale de mixité sociale, les médiateur.ices évitent la question autant que possible. Entre urbanistes, élu.es et autres cadres supérieur.es, habitant.es du Vieux-Lille et de Lambersart (les seul.es à se sentir à l’aise dans les « lieux culturels » et autres institutions où se déroulent les ateliers), c’est dans un parfait entre-soi que l’on se partage des canapés autour de discours sécuritaires aux sous-entendus racistes et classistes.

Les termes sont dits, les lieux concernés par le projet (parc Matisse, plaine de la Poterne, etc.) sont « craignos ». L’association est rapidement faite avec des populations Roms, et la réponse apportée par le projet est de déplacer ces populations plus au nord vers Saint-André, loin d’Euralille, la vitrine de la métropole. Les participant.es sont satisfait.es, peu importe la réponse : il semble qu’iels adorent jouer les aménageur.ses, content.es de l’once de fierté que leur donne cette possibilité de s’identifier un instant à des urbanistes. Certain.es auront même la chance de devenir « ambassadeurs du projet », nous dit Fabienne Duwez avec fierté !

En bref, d’Euralille à la Deûle, un projet a priori vertueux et orienté vers l’amélioration du cadre de vie, inclut inévitablement sa part de vices. Entre la nature comme nouvelle image de marque des politiques gentrificatrices, l’inévitable et historique manie des urbanistes à imposer un « art de vivre » fétichisant la métropole productive et mobilitaire, l’entre-soi élitiste des autoproclamé.es spécialistes de la croissance urbaine, et la fatalité de la bétonisation partout où c’est possible, la mairie n’a pas fini de vendre la ville au plus offrant en faisant mine de rendre vivable la métropole d’aujourd’hui et de demain.


Cacoteny et Tur

quisenmel1. Dans l’édito du premier cahier de concertation. Via https://www.spl-euralille.fr/app/uploads/2023/11/Journal-EAD-Concertation-2023-web.pdf

2. https://www.lillemetropole.fr/schema-directeur-des-infrastructures-de-transport

3. https://www.lillemetropole.fr/sdit-projet-de-nouvelles-lignes-de-tramway-lille-et-sa-couronne

4. https://www.gazette-du-palais.fr/actualites-professionnelles/lille-avocats-et-magistrats-vent-debout-contre-le-nouveau-palais-de-justice/

5. Mots de Fabienne Duwez, baronne de l’aménagement du territoire lillois, lors d’un atelier de concertation. Elle est très certainement au courant des presque 10% de logements vacants à Lille selon l’Insee.

6. La MEL a eu la gentillesse de mettre tout sur son Youtube. https://youtu.be/r8yI3gZdZAA?si=kTkRT4grNGG0RzNO

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