Ces dix dernières années, nos petits matins ont été rythmés par une aventure qui nous dépassait. Dans le bocage nantais, depuis le début des années 2000, une « zone de non-droit » sonnait comme l’espoir vibrant qui subsistait à toutes nos pertes de terrain militant. Le courage buissonnier de la ZAD de Notre-Dame des Landes a inspiré les cabanes construites dans l’îlot pépinière à Saint-Maurice en 2013, comme celles des vigoureux hibou.e.x du bois Lejuc à Bure. Plus on perdait de terrain (arboré ou non) dans nos combats locaux, plus la lutte du bocage nous paraissait essentielle.
Le lundi 9 avril à l’aube, soit même pas dix jours après la fin de la trêve hivernale, CRS, gendarmes mobiles et bulldozers ont lancé une opération militaire d’une ampleur inédite sur la ZAD de Notre-Dame des Landes. Après César en 2012, Jupiter a détruit sur son passage, en quelques jours de printemps, plus d’une vingtaine de lieux de vie et d’expérimentations collectives. Les grondements de « cell.eux qui sont jamais content.e.s » sont justifiés : l’abandon du projet d’aéroport, annoncé officiellement le 17 janvier dernier par le gouvernement, n’était bien qu’une demi-victoire amère pour celles et ceux qui ont cru l’avoir gagnée. Une opération de com’ qui préparait le terrain à un nivellement administratif du bocage, selon les mots d’Edouard Philippe : « Il n’y aura pas de deuxième Larzac en Loire-Atlantique ». L’État et le département n’accepteront de céder les terrains concernés par le projet Vinci qu’à des repreneur.se.s agricoles identifié.e.s, porteurs ou porteuses de projets « viables économiquement ». Le retour de l’État de droit contre les zadistes branches au poing a eu des conséquences dévastatrices, dans les corps et dans les têtes.
Rage dans le bocage
L’utopie est donc si dangereuse qu’elle mérite un tel assaut_? Après « César », place à l’opération « Jupiter ». 11 000 grenades en dix jours, 2 500 gendarmes mobiles, des drones, des blindés, une ardoise quotidienne de 250 000 euros pour un coût public total avoisinant les 5 millions d’euros, 272 blessé.es dont dix graves, et 29 squats détruits. Puis l’expulsion est officiellement mise en pause pendant quelques jours. Mais les coups de pression restent quotidiens et la flicaille omniprésente, tout comme la destruction de cabanes loin du regard des médias. Le témoignage de Jeanne, lilloise partie prêter main-forte à la défense de la zone au début des expulsions, est édifiant : « Je faisais des cauchemars, j’en fais encore. Les gens n’ont pas su ce qui s’était vraiment passé. Les gendarmes mobiles ont utilisé TNT, plastic, gaz… Ils gazaient, puis après ils envoyaient des GLI-F4 (1) à l’aveugle… C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort.e.s. Je pensais à Rémi Fraisse… Il n’y a pas eu d’images de ces violences parce qu’il n’y avait presque pas de journalistes sur la zone. Il aurait fallu des reporters de guerre. »
Encadré n°1 : Tentative de définition de quelques collectifs de la ZAD L’ACIPA (Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le Projet d’Aéroport) regroupe des citoyen.nes habitant les communes bordant le territoire du projet Vinci, est créée fin 2000. Avec COPAIN (Collectif des Organisations Professionnelles Agricoles IndigNées par le projet d’aéroport), fondé en 2011, ils forment la composante la plus institutionnelle du mouvement. Celle-ci appelle largement à la normalisation sur la ZAD via la négociation avec les pouvoirs publics et s’est déjà illustrée par des prises de positions défavorables aux zadistes dit.e.s « radicaux.ales », notamment via le porte-parole de l’ACIPA, Julien Durand. Le CMDO : Comité pour le Maintien Des Occupations, qui rassemble des habitant.es du Moulin de Rohanne, de la Rolandière, les 100 noms, la Hulotte, Saint-Jean du Tertre, les Fosses noires, la Baraka et Nantes, existe depuis fin 2017. S’y illustrent des habitant.e.s et des extérieur.es, pour la plupart membres du mouvement appelliste (ou tiqqunien). Ceux.elles-ci prônent depuis l’abandon du projet la « composition » avec les forces gouvernementales. Ils maîtrisent en grande partie la communication « officielle » de la ZAD (groupe presse, site zad.nadir.org). L'Assemblée des Usages : Regroupement des usager.es régulier.es de la ZAD, de ses différentes composantes des habitant.es, des paysan.ne.s, des voisin.e.s et toute personne impliquée dans l'élaboration des projets, constitué depuis l'été 2017. |
L’opération de « nettoyage » gouvernemental reprend le 17 mai du côté ouest de la zone, dans une relative indifférence médiatique, étant acquis pour l’opinion publique que la lutte sur le bocage n’est plus qu’une actualité défraîchie vite balayée par une autre. Cela, jusqu’au drame, le 22 mai dernier : Maxime, étudiant à Lille 2, perd sa main, arrachée par une grenade GLI-F4 lancée par un gendarme mobile. Une arme de guerre déjà responsable de la mutilation d’un militant à Bure en 2017. Fidèlement secondés par les médias, Collomb et ses sbires inventent une situation « défensive ». Légitimés jusqu’au pire, les flics sont par ailleurs loin d’avoir déserté la zone. Dans leur butin de ces derniers jours, en plus de ce drame et d’autres blessé.e.s grave, plusieurs interpellations et plus d’une dizaine de lieux détruits, dont la Chateigne, espace emblématique de la résistance au projet Vinci. Pour rappel, ce hameau collectif avait été construit en 2012 par et pour les 250 comités de soutien à la ZAD créés après l’opération César. D’après la préfecture, aucune cabane concernée par les demandes d’occupation temporaire n’aurait été détruite. Ce qui reste, évidemment, à vérifier…
Une normalisation mortifère
Commencée mi-avril, la période de « trêve » entre les deux vagues d’expulsions était censée donner le temps aux habitante.s de la ZAD désireux.se.s de « viabiliser leur démarche » de proposer un projet de reprise agricole à la préfecture de Loire-Atlantique. Passons sur le cynisme qui ose demander de produire un tel document au milieu des cris, des coups et du sifflement des grenades. Qu’est-ce que cette procédure de « demande d’occupation » ? Après l’abandon du projet d’aéroport, une phase de négociation a été ouverte par la préfecture de Loire-Atlantique pour « régulariser » les projets agricoles, artisanaux et associatifs de la ZAD... à ses conditions ! En clair, il s’agit pour les occupante.s actuel.les de gagner administrativement leur droit à rester.
Si la seule médiatisation a concerné le versant agricole, cette dimension est pourtant loin de représenter l’ensemble des projets défendus. Qu’importe, qu’il s’agisse de culture ou d’artisanat, tout le reste est minoré. Cherchant à régulariser toute situation qu’il entend accepter, l’État souhaite normaliser la signature de conventions d’occupations précaires. L’assemblée des usages l’aura refusé, rappelant le caractère collectif de toute démarche concernant la ZAD. Mais lors des examens en comité de pilotage, la grande majorité des projets considérés étaient agricoles. À l’heure où nous écrivons ces lignes, 28 dossiers sont déposés, 15 retenus (2). Les projets non agricoles seront quant à eux remis aux mains des « maires des communes concernées » – ambiance critères flous et règne du cas par cas.
Les tensions internes dans la gouvernance de la ZAD, qui existent depuis le début du mouvement d’occupation en 2010, n’ont fait que s’accentuer face à ce pavé jeté par le gouvernement pour créer la division. Entre projets légitimes visant à obtenir la reconnaissance de l’institution, et zadistes expérimentant autogestion et horizontalité à une échelle locale, les volontés ne sont pas les mêmes. Le mouvement est mort, vive la réforme !, un texte anonyme qui circule depuis quelques mois sur les réseaux alternatifs tels qu’Indymedia Nantes ou infokiosques.net, questionne la notion de « victoire » autour de l’abandon du projet, et alerte contre la tendance réformiste et négociatrice qui commence à gagner le collectif.
« Ce qu’on trouve, ce sont des conflits politiques, entre des objectifs politiques et des moyens pour y arriver, que ce soit sur comment mener spécifiquement la lutte contre l’aéroport, ou plus largement sur comment on se confronte à “son monde”. Ce monde, c’est celui qui a besoin de cet aéroport et de tant d’autres dispositifs de développement et de contrôle. Ce monde qui est basé sur des inégalités de ressources et des systèmes de domination des un-es sur les autres, et donc que les un-es et les autres n’ont pas le même intérêt à combattre. »
Réalisme ou réformisme ?
Violence administrative et violence armée ont minimisé l’espace des contestations collectives. Là où l'on parlait usages, collectif, alternatives, expérimentations, horizontalité, on répond aujourd’hui morcellement, institution, bail, individualisme. Mais l’utopie zadiste n’a malheureusement pas attendu les expulsions pour perdre de sa substance : la répression a toujours contribué à étouffer la radicalisation de l’intérieur, via des vagues de normalisation successives. L’appel au pragmatisme, porté entre autres par le CMDO (3), ressemble fort à un triomphe de l’autoritarisme sur un territoire qui prônait il y a peu des formes de gouvernance non hiérarchiques. Preuve en est du « nettoyage » de l’emblématique « route des chicanes » sur la D281, par certains éléments du mouvement lui-même, cinq jours après l’annonce de la pseudo-victoire. La suite logique d’une réflexion présente depuis longtemps, autour d’un après-abandon du projet de l’aéroport. R., présent à ce moment sur la zone, en fait le récit : « Ça faisait en fait un an qu’une partie des gens réfléchissait aux voies de légalisation, personne n’a été pris de court. Une réunion à laquelle j’ai assisté à St Jean du Tertre montre bien la stratégie : on est arrivé à un point de non retour, plus possible de faire autrement si on veut "sauver la ZAD", on tente tout, quitte à casser nos principes. »
Face aux rumeurs de division, le CMDO s’est fendu d’une déclaration publiée sur le site zad.nadir.org, tenu par des habitant.es de la ZAD, le 17 mai (4), à la veille de la reprise des expulsions. Il prône une unité déjà dispersée : « Face au retour des pelleteuses, les cabinets préfectoraux espèrent que le mouvement plonge dans des divisions aussi stupides qu’inintéressantes politiquement entre ceux qui ont rempli le formulaire et ceux qui ne l’ont pas fait. » Pour R., on vit déjà la fin d’une époque : « C’est clairement plus une ZAD, le terrain de lutte s’est normalisé progressivement. Il va juste rester quelques lieux, pas une totalité cohérente. C’était un ensemble, une diversité qui me faisait plaisir autant sur le plan personnel que politique. Si j’y retourne ce sera sûrement la dernière fois. »
ZAD ailleurs, ZAD partout
« Nous luttons contre l’anéantissement de la ZAD, parce que ce qui vit ici ne vivrait pas ailleurs », renchérissait le CMDO. Préemption, nous répondons. Autant de zones à défendre fleurissent ici et là et ne devraient pas être minorées en raison de l’écho médiatique et institutionnel réservé à Notre-Dame des Landes. Les ZAD ont aussi droit de cité à Roybon, à Bure, au val de Suse, aux jardins des Lentillères à Dijon, ou plus près de nous, à la ZAD de Keelbeek qui lutte contre l’installation d’une méga-prison au nord de Bruxelles. Ce qui s’est construit, parfois dans la douleur, ces dernières années à Notre-Dame-des-Landes, c’est un laboratoire concret de contestation, de résistances, de savoir-faire et des rencontres fondatrices qui survivront à cette dispersion et s’engraineront ailleurs.
Encadré n°2 : Un comité de soutien lillois Créés après l’opération César en 2012, les comités ZAD locaux sont un outil précieux de relais et d’infos sur la lutte en cours. Rassemblements, collectes, soirées d’infos et de soutien… sont régulièrement organisées et participe à décentraliser le mouvement. ZAD partout ! À Lille, pour suivre les infos du comité ZAD local, vous pouvez rejoindre leur page FB ou BEAUCOUP mieux, demander à être inscrit.e sur leur newsletter à l'adresse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser., ou consulter leur blog : Comité Zad Lille À l'heure des expulsions régulières entremêlées aux régularisations progressives, des réunions sont organisées sur une base régulière, au CCL (r. de Colmar) ou à l'espace autonome des 18 ponts (rue de Trévise). |
À ce jour, le résultat de cette grande manœuvre négociatrice demeure inconnu pour tou.tes.
La zone, autrefois « de non-droit », pourrait se conformer à une volonté étatique dévastatrice, mais le déferlement de violence subi et sans cesse grandissant n’étiolera pas ce que toujours ce mouvement représentera. Il pourrait même de nouveau donner une certaine consistance à un ensemble qui pourrait refuser de consentir à l’ordre imposé. Même meurtries, de nombreuses voix continuent de s’élever et tirent les apprentissages de tout cela. L’espoir, les idées, les expériences collectives et l’utopie vécues, elles, ne seront jamais expulsées. Cette force là, c’est celle d’un ensemble qui jamais ne se résumera à une simple phase de négociation confrontant deux mondes incompatibles tant en leur sein qu’en leur sens exprimé. Cette force, elle se manifestera dans d’autres lieux, « pour arroser les graines de révolte et de solidarité avec toutes les résistances en lutte contre un monde totalitaire qui s’impose » (5).
LaBath et Rolande
Dessins : Lucide
1. La grenade GLI F4 dite « à effet combiné », contient 41,2 grammes de masse active. Elle est composée de 10 grammes de gaz lacrymogène CS pur et de 25 grammes de tolite (TNT). Classée parmi les grenades à effet de souffle (explosive), elle produit une détonation dont le niveau sonore peut atteindre jusqu'à 165 décibels.
2. Pour protester face à la menace de reprise des expulsions, les signatures ont été suspendues par les porteur.se.s desdits projets.
3. Voir encadré « Tentative de définition de quelques collectifs de la ZAD ». Pour aller plus loin, on peut écouter l'émission « La ZAD, à l'abandon de l'aéroport, c'était flou » sur Radio Klaxon
4. « Tank, on est là » Communiqué des habitations du CMDO.
5. Extrait d’un texte publié dans la brochure Zad Dissidences, consultable sur Zad.nadir.org