Partie de chasse
L’entrepreneur grand bourgeois n’est pas le genre de gibier qui se traque aisément. Non pas que l’espèce soit en voie d’extinction, ou même qu’elle se soit raréfiée. Disons plutôt qu’il s’agit d’une espèce protégée et – voilà qui rend la chose plus compliquée – qui sait elle-même se protéger. Alors, lorsque La Brique s’est demandé comment s’y prendre pour débusquer les enjeux de la domination patronale actuelle, elle a cherché à s’appliquer quelques éléments de méthode.
D’abord, il nous a fallu poncer ce verni folklorique dont les généalogistes locaux font leur miel, et qui ferait presque passer le patronat local pour une grande fratrie sympathique. Un peu fermée certes, mais humble, peu familière des jeux de bourse, de tradition catholique et, au fond, si charitable. Ensuite, on a cherché à sortir de l’actuel chantage à l’attractivité de la métropole. Celui qui, grosso modo, nous explique que suite à la crise de l’industrie textile, il n’est plus d’autre choix que de signer un blanc-seing au patronat local et de satisfaire sa volonté de modeler l’agglomération lilloise à son image. Euralille, Eurasanté ou Euratechnologies ne sont pourtant ni « utiles », ni « modernes », ni « excellents », ni « durables ».
Guetter le gotha
On a aussi voulu défaire ce consensus de plomb qui unit dans un même moule le patronat, le Parti socialiste au pouvoir et la presse locale. Que le dernier ouvrage de Bruno Bonduelle, ancien président de la Chambre de Commerce et d’Industrie, puisse prendre la forme d’une adresse familière à « Martine, Daniel et Bernard » [1] dit assez de la violence du rapport de force entre éléphants socialistes et dignitaires patronaux. Que cet ouvrage paraisse aux Éditions La Voix du Nord livre encore un indice de ce qu’il faudra bien appeler une franche collaboration de classe.
Un autre objectif de cette enquête consistait à dissiper le brouillard des sigles, qui masque derrière la multiplicité des acronymes (CGL, CCI, APIM, ADU, etc.) l’opposition entre ceux qui monopolisent la richesse, le pouvoir décisionnaire ou les réseaux, et ceux qui en subissent les effets. Il fallait jeter un peu de lumière sur ces instances pas toujours formelles, souvent bardées de subventions, et qui président en toute quiétude à notre quotidien.
Une fois ce travail accompli, il restait à traquer la bourgeoisie patronale jusque dans ses quartiers. À repérer ses ghettos de riches, ses demeures opulentes et ses allées verdoyantes – mais barricadées. Exposer ses stratégies de reproduction sociale. Et croquer la manière dont ces gens se représentent le commun des mortels. Joseph Béghin, patron de l’industrie sucrière et président du Crédit du Nord, se confia un jour à son neveu Ferdinand : « Notre grande force, c’est qu’on ne nous connaît pas » [2]. C’est qu’au-delà des différents secteurs d’activité, des générations successives et de ses querelles intestines, la grande bourgeoisie du Nord s’accorde sur ses intérêts autant que sur la nécessité de les masquer. Alors on a pris nos appeaux, nos jumelles et nos plumes, et on est parti à la chasse.
Dossier réalisé, mocassins aux pieds, polo rose sur les épaules et I-phone à la main, par Alain-Phil Trait, Hector Fontaine, Zigomar et Rouge-Georges.
Les articles du dossier :
« De quelques mythes à balayer »
« Les patrons de la métropole »
« Luc Doublet, porte-drapeau du capital »
« Bienvenue chez les riches »
« La richesse en quelques chiffres »
« Immonde et mondain, l’annuaire des familles »
« Et aussi... »
[1] Aubry, Percheron et Dupilet, respectivement maire de Lille et présidente de la LMCU, président du Conseil régional, et ancien président du Conseil général. Voir XXLille. Lettre à Martine, Daniel, Bernard, Dominique et les autres élus du Grand Lille, Éditions La Voix du Nord, 2008.
[2] Harris A., De Dédouy A., Les Patrons, Seuil, 1977.