Aux promeneurs du dimanche, le quartier Beaumont, à Croix, offre son lot de riches demeures pittoresques, de jardins bucoliques où brûlent des tas de feuilles sous l'ombre des tilleuls centenaires... et ses voisins vigilants, prêts à appeler les agents de la police municipale pour de simples allées et venues scrutées depuis leurs fenêtres. En fait, Beaumont, c'est comme une Zone À Défendre... mais de droite.
En banlieue lilloise, Croix compte 21 000 habitant.es réparti.es sur deux zones de 2km² séparées par le parc Barbieux. À superficie quasi-égale, on trouve le centre-ville d'un côté (17 000 habitant.es) et de l'autre le quartier huppé de Beaumont (3000 habitant.es). Une disparité spatiale qui se calque assez bien sur les inégalités sociales qui caractérisent cette ville aux deux visages.
Beaumont est un quartier assez discret mais qui suscite chaque année la curiosité des médias nationaux. Croix squatte systématiquement le palmarès des villes dans lesquelles le montant moyen des patrimoines imposés à l'ISF est le plus élevé1. Une publicité dont se passerait bien cette population si particulière qui recherche la tranquillité et entretient la discrétion. On y retrouve toute la fine fleur du patronat nordiste, à commencer par son meilleur représentant : Gérard Mulliez, grand chef du consortium Auchan.
Cauche, l'autre droite
La mairie de droite Les Républicains (LR), aux petits soins pour les beaux quartiers, se met en quatre pour s'assurer de recueillir plus de 50 % de leurs suffrages dès le premier tour de chaque élection. Lorsqu'il s'agit de céder à la privatisation de rues et de lotissements entiers, tout va pour le mieux. Mais dès qu'il est question de troubler un tantinet la quiétude des lieux, c'est le drame. Le hic, c'est que les projets du maire Régis Cauche chatouillent un peu trop les autochtones.
L'implantation de l'école de commerce EDHEC suscite la crainte de voir débarquer quelque 3000 étudiant.es. Pour apaiser les esprits, un accord entre la mairie, l'école et le comité de quartier débouche sur une charte du « Bien vivre ensemble »2. Au menu, respect de l'environnement, du stationnement, prévention de l'alcool et des nuisances sonores, respect citoyen d'autrui et proscription des attitudes désinvoltes. Comme quoi, la cohabitation entre les élites ne va pas toujours de soi.
Autre projet d'envergure source de bisbilles : la rénovation à 23 millions d'euros de la villa Cavrois, ancienne résidence d'un grand nom du textile roubaisien. L'opération à la gloire du patronat local a rameuté 150 000 amateurs d'architecture hors normes, soit cinq fois plus que prévu. Un succès qui fait grincer les dentiers et attise la colère du paisible voisinage. Interrogé sur les « nuisances », Régis Cauche déplore l'enfer que font vivre les touristes à ses administrés : « Il y a des riverains qui ne savent plus rentrer chez eux, certains retrouvent des voitures devant leur haie. Il y a assez de places autour du site, alors il y en a marre… »3. Un ton qu'on lui connaît bien4. Après des verbalisations massives pour stationnement sauvage, mise en place de barrières et écriteaux à l'entrée incitant au respect des riverains, l'affaire aurait dû se calmer.
Mais l'ire des bourgeois repart de plus belle quand le maire décide la fermeture du centre aéré, ce qui représente six hectares de verdure qui pourront servir de parking et libéreront les alentours de la villa.
Cet équipement accueillait essentiellement les enfants du centre-ville. Le projet a mobilisé la population locale, dans une version escarpins de Notre-Dame-des-Landes.
Nicolas Maquet, figure frondeuse du quartier, est adjoint délégué à la qualité de la ville, au domaine public et au patrimoine et en charge du quartier Beaumont, une attribution illustrant le souci de servir aux habitants une politique aux petits oignons. Il ose exprimer son désaccord au maire5. Résultat : il est exclu du parti et renvoyé de son poste d'adjoint...
Shérif, fais moi peur !
La menace sur le quartier ne vient pas que de l'intérieur. En 2014, la mairie promeut dans le journal municipal Vivre à Croix la création d'une antenne des Voisins vigilants : « Quand on aime son quartier, que l’on se sent bien chez soi et que l’entente entre voisins est cordiale, on espère couler longtemps des jours heureux dans un climat sécurisant. Mais [avec] l’arrivée de l’été […] le quartier se met alors en veille. Pour contrer les vagues de cambriolages, les tentatives d’effractions, les véhicules en cours de repérage… Bref, pour mieux protéger sa maison et sa famille, le dispositif “Voisins vigilants“ a vu le jour...»6. Symptôme d'un lien social créé sur des préoccupations sécuritaires chez les riches, le texte conclut par : « C’est aussi l’occasion de créer de nouveaux liens ! »… et de boire du champagne ?
Nicolas Maquet, l'adjoint dégagé, est aussi l'initiateur des Voisins vigilants à Croix. Il en est même l'ambassadeur régional. Le concept, importé des pays anglo-saxons Neighbourhood Watch, s'est installé en PACA en 2007. Depuis l'ère Sarkozy et les circulaires Guéant sur les « dispositifs de participation citoyenne » (sic), des communautés Voisins vigilants se sont répandues un peu partout en France. Désormais, l'organisation revendique 1232 communautés éparpillées dans le Nord-Pas de Calais (ce qui en fait la quatrième région de France) et plus de 10.000 nationalement.
L'arsenal déployé par les voisins Big Brother consiste à coller des autocollants jaunes sur sa boîte aux lettres et de signaler par SMS les véhicules suspects ou les personnes au comportement douteux, le tout relié aux équipes de la police municipale. Si, dans cette paranoïa, on peut craindre des dérives, Nicolas Maquet martèle à chaque fois qu'il est interrogé : « On n'est pas des shérifs » ! Non... seulement des Zorro de pacotille.
Les gadgets poussent plus vite que les arbres
Pour parfaire le panorama paranoïaque et contribuer à ce risible business de la sécurité, des panneaux jaunes fleurissent à l'entrée de Beaumont. La quasi-totalité des maisons arbore aussi les autocollants Voisins vigilants, et Vigie-villages, de quoi offrir aux visiteurs un climat particulier. Vigie-villages s'occupe exclusivement des alarmes, depuis que sa filiale de gardiennage a été rachetée par Torann France. Société dont le chiffre d'affaire a doublé en quatre ans, passant de 22,5 millions d'euros en 2011 à 48 millions en 2015.
Une figure locale passe pour un irréductible. Roger Demortier, ancienne tête de liste Front de gauche, est l'un des rares locataires du quartier, depuis plus de 40 ans : « Ils ne savent plus quoi faire, j'ai même des voisins qui ont quatre clôtures autour de leur jardin, toujours plus hautes au fil des années ». Il déplore la méfiance récurrente de ses voisins. « L'autre jour, une fille est venue filmer les allées du quartier pour faire une vidéo Youtube, façon lettre d'amour pour le coin. Ni une, ni deux, une dame a téléphoné à la police. »
À chaque époque ses psychoses, à chaque époque ses remèdes...
Harry Cover
1 : En 2014, 269 Croisiens déclarent en moyenne 3 753 467 euros de patrimoine (hors œuvres d'art et fortunes professionnelles) derrière... Monaco (3 866 927 euros en moyenne par déclarant). Data.gouv.fr.
2 : La Voix du Nord du 24/11/2010.
3 : Nord Éclair du 30/10/2015.
4 : Labrique.net le 21/03/2014.