Le projet du Canal Seine Nord Europe a les deux lourdes mamelles de ce qu'on appelle un « grand projet inutile ». D'un côté, il prend des allures pharaoniques complètement grotesques. De l'autre, il apparaît finalement très utile – mais pour les marchands surtout.
Il y a cinq ans, La Brique s'attaquait déjà à ce truc qu'à peu près tout le monde défend sans trop savoir pourquoi1. Un rapport parlementaire bien avisé plus tard2, le coût de ce monstre long de plus de cent bornes, censé relier les eaux d'Île-de-France (via Compiègne) aux canaux des Flandres (via Cambrai), a été opportunément rétréci de sept à moins de cinq milliards d'euros. Depuis, les trois principaux candidats des régionales jouent des coudes pour défendre le projet. Et pas grand monde pour cracher dans la soupe.
Quand les candidat.es mugissent, le boa boit
Par temps de (quasi) unanimisme électoral, rappelons quelques arguments de bon sens. (1) Cinq milliards, même pris en charge pour moitié par l'Europe, c'est autant de fric en moins pour rénover les canaux existants, et organiser l'esquive des flux transfrontaliers au profit des circuits courts. Parce qu'on ne va pas se mentir : le canal, ça serait d'abord pour faire transiter des marchandises issues des marchés asiatiques. 40% du budget Transports de la Région pour ça, ça pique un peu. Même l'Inspection Générale des Finances a fait valoir que le Canal du Nord était sous-exploité, et que le creusement d'un nouveau tuyau reviendrait à négliger les ports de la façade atlantique.
(2) Les opérations de remembrement artificiel de la Picardie au profit de l'industrie agro-alimentaire avaient déjà laminé une grande partie de la région. Autant dire que le creusement d'un canal en béton armé dévastera encore un peu plus les paysages du coin. Les poumons du serpent marchand s'apprêtent à boire des quantités astronomiques de flottes pompées directement dans les sols : 20 millions de m3 d'eau, rien que pour le remplir. (3) Il est prévu pour accueillir des bateaux à gros volumes (4 400 tonnes), mais qui ne peuvent pour le moment... ni y rentrer, ni en sortir (les embouchures actuelles limitant les barges à 3 000 tonnes). C'est quand même un poil emmerdant.
(4) L'argument posant le canal comme un moyen de désengorger l'A1 est basé sur des hypothèses farfelues qui intègrent mal l'évolution du trafic routier et le type de marchandises que le fluvial peut transporter. Une hypothèse plus réaliste serait que le canal ne prendra que 2 à 3% du trafic de l'A13. De manière générale, la dynamique marchande est telle que les voies de transport construites dédoublent généralement plus qu'elles ne remplacent les voies existantes. (5) L'argument « emplois locaux créés » se heurte aux choix futurs de la multinationale qui emportera l'appel d'offre pour la construction du canal, qui pourra aller chercher sa main d'oeuvre à peu près où bon lui semble. Pour ce qui est des métiers de la batellerie, voilà perpèt' que la flotte bleu-blanc-rouge s'est fait dégommer sa compétitivité par les armateurs hollandais. Alors de quoi parle-t-on ? D’intérim pour travaux pénibles le temps du chantier, puis probablement plus grand chose.
L'utopie d'une époque
Une autoroute fluviale pensée pour rassasier les gros investisseurs de l'agro-alimentaire et du BTP : voilà donc tout ce que le PS, les Républicains et le FN ont trouvé pour réenchanter l'économie de la région. Au fond, le seul intérêt de ce projet reste que son cahier des charges énumère ligne après ligne tous les traits de son époque : en contexte austéritaire, une poignée d'élus et de technocrates décident de couler l'argent public dans du béton industriel, repeint pour l'occasion – et contre toute évidence – en vitrine environnementale. Ne manquerait plus que la traditionnelle petite touche « participative », et le décor serait au cordeau. Erratum – c'est chose faite : en mai dernier, un deuxième rapport parlementaire est tombé. Et à quoi ressemblent les « ateliers participatifs » invoqués ? À des « réunions d'information », où le « citoyen » pourra suivre d'un œil bovin ce qu'on voudra bien lui dire de l'avancée du projet. La boucle est bouclée : le serpent se mord la queue.
Diolto
1. « Canal Seine Nord : où veulent-ils aller si doucement ? », La Brique n°23, juillet 2010.2. Rapport de Rémi Pauvros, député socialiste et ancien maire de Maubeuge, remis en décembre 2013.3. Sur ce point comme sur les autres, voir le site assez bien ficelé du Collectif pour une alternative au canal seine nord Europe : csne-alternatives.fr. Pour une fois que des Verts gueulent pour de vrai...