À Bois-Blancs, sur le pas de la porte des maisons ouvrières qui subsistent encore, on croise encore quelques chevelures blanches. Marie-France, 70 ans, raconte : « Dans les années 50-60, tout le monde travaillait. On avait tout dans le Bois-Blancs : cordonnier, bijoutier, bonneterie, une très grande mercerie, et même quatre bouchers... Y'avait des épiceries-buvettes. Maintenant, y'a plus grand chose ». Euratechnologies, vous connaissez ? « Ah l'usine 1900 ? Je sais pas ce qu'ils y font, pas mal d'affaires à ce que je lis dans la presse de la ville ».
Depuis quelques temps, c'est tout un pan du quartier qui a été rasé – « réhabilité » pardon – pour y construire des résidences pour les salarié-es technophiles. Et les projets qui vont avec.
« Casser ce grand vide »
Initié par Éric Quiquet en 2009, le Plan Bleu concerne notamment les travaux au Port fluvial et les berges du quartier Bois Blancs. La Gare d'Eau est un des derniers lieux à être en friche. « Un vide. Un angle mort. Un trou », comme la nomme La Voix du Nord. Subsiste pour le moment le vestige d'un café en briques, à l'ancienne. Pendant trente ans, Yvette et Francis ont tenu le Barboat où les habitants venaient participer aux concours de belote ou boire un coup. Mais les usines Leblan-Lafont et Coignet ont fermé. Les expropriations ont commencé, les maisons ont été murées et le café revendu. Alors qu'il devait être rénové en un café associatif, la Soreli, qui aménage ce secteur, a vendu le terrain à des promoteurs. Charles-Henri Tachon, l'architecte, veut « casser ce grand vide » pour construire 50 logements, et 1200 m² de surfaces marchandes en rez-de-chaussée, dont un restaurant de luxe. Sa terrasse donnera sur le port de péniches, qui n'est guère reluisant... sauf si on l'aménage.
Cannes sur Deûle
On pensait trouver de la contestation dans le port. En fait, tout le monde espère beaucoup de la future marina. Patrice, enfant de marinier, vit en péniche : « J'ai envie de conduire un bateau de plaisance pour les touristes. Je suis en attente pour le travail ». Quant à Ronald, qui vit là depuis toujours, il raconte : « J'ai navigué avec mon père sur des péniches en bois dans les années 50, puis tout seul. J'ai toujours habité à côté de l'eau. Dans l'aménagement autour de la Gare d'Eau, ils embellissent, et mettent pas mal de verdure ». Les péniches qui sont là depuis longtemps pourront apparemment rester. Les autres seront replacées le long de la rue Hegel, au cas par cas, en accord avec les marinier.es, nous affirme-t-on. Vincent, de l'association Transport Culturel Fluvial, veut développer son lieu de création artistique et établir un label « port artistique et culturel » pour faire venir des péniches culturelles de toute l'Europe.
Toute la question reste la privatisation, ou non, de la gestion du plan d'eau via une capitainerie. Les habitant.es et les associations de défense de la nature sont entendu.es par les politiques pour établir un cahier des charges en vue de l'appel d'offre. « En-dessous de cent anneaux pour accrocher les bateaux, ce n'est pas rentable pour le privé. Sauf si c'est réparti dans toute la ville comme à Vauban, pour des amarrages temporaires » explique Vincent. Si tous semblent en attente d'un renouveau qui leur serait profitable, ils ont conscience que le port de plaisance servira aussi, ou bien surtout, aux riches habitants qui pourront bientôt y amarrer leur bateau. Le port attire déjà des promoteurs qui se feront une plus-value lors de la vente. La taxe foncière augmentera, et les loyers pour rester à quai aussi.
Les péniches, c'est tellement bucolique !
A/F
Gisèle, une vie de batelière
Gisèle tient ses 83 berges. 83 berges qu'elle est amarrée à sa péniche – un « bateau », il vaut mieux dire. Sous la marquise de son embarcation fixée Port de Lille, Gisèle nous raconte sa vie d'ancienne batelière.
« On courrait pas », lâche Gisèle entre deux rires sonores qui laissent admirer une canine de squale. « Avec mon mari, on savait quand on partait, mais on savait jamais quand on arriverait ». Tous deux faisaient un métier que la concurrence libre et non faussée a quasiment éradiqué dans la région. « On s'occupait de transporter toutes sortes de marchandises, du charbon ou des céréales, à travers la France ou dans les Flandres ». Béthune, Chalon-sur-Saône, Comines, Gand, Monceaux-les-mines, Dunkerque : une vie à vagabonder, à jamais plus de 7 kilomètres/heure. « Pour descendre à Lyon, on mettait 17 jours », se rappelle Gisèle. Dans les années 50 et 60, le transport fluvial de marchandise était au cœur d'un système industriel qui carburait à plein régime. « Des fois on descendait à Lyon avec du charbon ; et puis on remontait avec... du charbon ; on comprenait pas tout ». Mais, loin de l'usine et de la mine, le couple bénéficiait du statut d'artisan. « On transportait ce qu'on voulait : on n'avait pas de maître », glisse Gisèle, l'air un peu malicieux. Il n'empêche : certains matins, pour obtenir une « lettre de voiture » – la commande à transporter – il fallait se lever de bonne heure. « À la bourse, on s'est déjà battu à main nue. Il y en a qui graissait la patte à l'affréteur ». Les conditions de travail étaient souvent rudes. En juin 68, en réponse au dumping social naissant et pour revendiquer des hausses salariales, les bateliers avaient bloqué la Seine en plein Paris – un beau raffut. Gisèle se souvient : « les plaisanciers essayaient de passer. ''Y'aura pas plus de plaisance que de beurre au cul !'', qu'on leur répondait », lance-t-elle dans un grand éclat de rire. Depuis, Gisèle a déchiré sa carte à la CGT. Parce qu'elle a pris sa retraite, et aussi un peu par dépit. Aujourd'hui, les canaux sont quadrillés par des mastodontes hollandais. Comme elle, beaucoup de bateliers du coin ont refusé de se reconvertir en routiers.
Diolto