Tristan est déficient visuel. Karim et Adella sont assis dans un fauteuil roulant. « À part le fait que je ne peux pas marcher et que j'utilise un fauteuil comme moyen de transport, tout va bien » lâche Karim dans un sourire. La société les a longtemps appelés « invalides », « infirmes » ou « handicapés ». La nouvelle dénomination est « Personne en situation de handicap » ou « Personne à Mobilité Réduite ». « Et pourquoi pas Personne sans mobilité pendant qu'on y est ? On est des personnes avant tout ! Et on veut pouvoir aller partout ». L'État, la Métropole, la ville se targuent d'assurer cette égalité en rendant accessibles tous ses services. Ce n'est pourtant pas la panacée annoncée.
Métro, bus, tram... la galère
Transpole communique allègrement sur le fait que « la totalité des métros et des trams sont accessibles depuis leur création ». Mais dans les faits, nos témoins relèvent quelques aberrations. D'une même voix, Adella et Karim se plaignent du métro : « Les ascenseurs ne fonctionnent pas souvent, ce qui fait qu'on est obligé de se rendre à la station suivante. Pareil une fois arrivé, il faut espérer que les ascenseurs fonctionnent sinon c'est reparti pour un tour ». L'entrée dans certaines stations, comme Porte d'Arras ou de Valenciennes, se fait par des portes en verre lourdes et difficiles à pousser, « alors qu'il suffirait de les automatiser ». Autre absurdité, dans les rames réservées aux personnes en fauteuil, on retrouve, au milieu du sas, cette barre métallique qui les empêche de rentrer facilement. Quand les voyageurs ne se poussent pas, le métro automatique reprend sa route. « Cela m'est déjà arrivée de laisser passer huit rames avant de pouvoir rentrer » explique Adella.
Si les travaux actuels dans le métro sont censés améliorer les ascenseurs, Transpole propose l'alternative des bus « tous équipés de passerelles automatiques ». Mais le constat n'est pas plus glorieux : « Si le bus transporte déjà deux poussettes, ou une autre personne en fauteuil, le chauffeur nous refuse l'entrée. Quand ce n'est pas la passerelle d'accès qui est en panne » témoigne Adella. Pour Tristan, le principal souci est que l'annonce des noms des arrêts est « souvent défectueuse ». Alors qu'il a mémorisé l'ordre des stations de métro, en bus c'est impossible : « Les chauffeurs ne se s'arrêtent pas aux stations vides ».
Mini-bus, maxi critiques
Transpole a mis en place un réseau de mini-bus spécialement adaptés. Ne voulant pas s'en charger, elle fait sous-traiter le service par la société privée Transporter La Vie (T.L.V.). L'avis est unanime : « désastreux ». Loin d'être avantageux, le prix d'un trajet coûte 2,60€, soit deux tickets de métro. Tous les trois reprochent surtout de devoir réserver le trajet, au minimum la veille, voire une semaine avant. Adella s'indigne : « Quand j'ai envie d'aller au cinéma, j'ai envie d'être libre d'y aller à n'importe quel moment. Comme tout le monde. Pas de devoir le prévoir une semaine à l'avance ». Quand les mini-bus ne sont pas systématiquement en retard, « ils oublient carrément de venir nous chercher » alors que certains doivent aller à la fac, ou que d'autres ont un rendez-vous important. « TLV donne l'impression d'être un service de livraison de colis, et non de personnes » s'insurge Karim. Un transporteur pour qui service rime surtout avec bénéfices1.
Être autonome
Tristan voyage donc essentiellement en métro ou à pied. Karim et Adella se déplacent grâce à leur fauteuil roulant motorisé, quitte à faire des kilomètres pour éviter d'utiliser les transports en commun. Si « le coût d'achat est très élevé » explique Karim, « il est heureusement pris en charge par la MDPH2, le Conseil Général et la CPAM. C'est un dossier assez complexe à gérer sans assistant.e social.e ». « Mais les réparations se font sur la base d'un forfait qu'on ne peut pas dépasser » ajoute Adella. Donc même si le fauteuil est endommagé, usé par les kilomètres, les réparations devront attendre. Autonomes dans leurs déplacements, tous les trois rencontrent les mêmes problèmes : trottoirs encombrés par les voitures, chaussées non adaptées, poubelles transformées en obstacle, etc. Illes sont contraint.es de slalomer ou de se mettre en danger sur la route. Si la Ville a équipé les passages piétons d'un signal sonore pour les déficients visuels, Tristan ne sait pas comment se procurer le boîtier déclencheur : « C'est sûrement sur leur site internet, mais où ? ».
Vivre en ville
« L'architecture d'une ville, par son histoire, n'est pas adaptée. À Lille, les maisons ont toutes des marches » explique Karim. Voulant louer un appartement, il a demandé à la mairie l'autorisation d'installer une rampe pour rentrer. La réponse a de quoi surprendre. « On me l'a refusée prétextant une occupation d'une partie du trottoir, donc de l'espace public ». Adella rejoint ce constat déplorable et précise que « même les professionnels de santé n'ont pas le droit devant leur local ». De fait, aucun cabinet à Lille n'est adapté. En revanche « les terrasses des bars débordent de partout ».
Certes les différents lieux municipalisés, tels que la « Gare sans saveur » ou les Maisons Folies, sont adaptés. « Pour le peu qu'on ait envie de subir leur conception de la culture » se marre Karim. Mais les solutions apportées ne sont pas toujours bien conçues. « On nous dit que tel ou tel lieu est accessible, car il y a un petit ascenseur. Mais personne n'a envisagé que certains utilisateurs ne pouvaient tout simplement pas presser le bouton manuellement pour le faire monter » fait remarquer Karim. Régulièrement en panne, celui installé à la mairie de quartier Moulins ne parle que... néerlandais. Entre un discours mielleux sur l'accessibilité et la réalité, la municipalité a encore du travail.
« On nous invisibilise »
« C'est un ensemble de facteurs qui s'accumulent qui fait que les gens ne côtoient jamais les personnes en fauteuil roulant » analyse Karim. Des petits détails comme le fait qu'on trouve très peu de toilettes publiques par exemple. « Alors on se déplace peu. Quant à sortir la nuit, c'est tout simplement impossible ». Difficile d'avoir une vie nocturne quand les lieux de sociabilisation comme les bars, les discothèques, les salles de concerts ne se sentent pas concernés par l'accès. « Par exemple au Zénith, tu ne peux pas aller devant la scène et profiter du spectacle, on te place tout en haut des gradins, dans un coin, tout seul. On nous invisibilise ».
Alors quid des lieux alternatifs ? Adella a rejoint le lieu féministe Chez Violette. Pour la faire rentrer dans le local, une simple planche en bois est installée temporairement, tout comme au centre LGBTQIF. Une attention louable mais qui la contraint tout de même à être tributaire de quelqu'un-e. Fidèle du Centre Culturel Libertaire, Karim pourrait se plaindre de son inaccessibilité : « C'est sûr, je ne vois pas les concerts dans la cave, mais au moins je rencontre du monde à l'étage et je discute toute la nuit ». C'est au fond là tout l'enjeu : s'aménager quelques précieux espaces de sociabilité à l'intérieur d'une métropole aliénée par sa course à la compétitivité.
A/F
1. La LMCU leur accorde une subvention d’un montant maximum de 108.000 € HT par an.2. Maison départementale des personnes handicapées.