Une histoire industrielle
L'engin commence à vraiment se développer sous sa forme actuelle durant la fin du XIXe. Très vite, il devient une industrie, et comme pour toute industrie les arguments sont froids, rationnels et résonnent encore aujourd'hui : il est plus rapide, plus endurant et moins cher que le cheval.
C'est aussi suite à l'invention du pneu pour le vélo qu'a explosé l'exploitation de millions d'esclaves dans les colonies du Congo pour la récolte du caoutchouc1. En même temps à l'époque, le sort des Congolais ne pesait pas lourd face au fait de se taper le cul sur des pavés avec des roues en bois.
On peut aussi dire que dès ses prémisses, le vélo a porté en lui sa propre relégation. Si les premiers à avoir manifesté pour des routes lisses, confortables et rapides, sont des cyclistes, ce sont ces mêmes aménagements qui feront le bonheur de la voiture naissante. Et l'ingrate n'aura aucun scrupule à envoyer les vélos voir sur le trottoir si elle y est.
Pour l'anti-capitaliste que je suis c'est déjà un peu contrariant. Plus encore quand je pense à un autre paradoxe qui chatouille ma conscience marxiste : si le vélo est devenu populaire (son coût en rapport au pouvoir d'achat a été diminué par 10 entre 1891 et 1935), c'est précisément parce qu'il est devenu une industrie, avec tout ce que ça comporte de concurrence agressive entre les marques, d'exploitations et d'importations pas très équitables. Mais bon, je me dis que quand on aura aboli l'argent, la question ne se posera plus vraiment.
Véhicule de pauvre
En 1951 à la sortie de Lille, la moitié des véhicules étaient des vélos. Ce chiffre est typique des villes ouvrières de l'époque où des foules de cyclistes sortaient des usines. Il s'est pourtant effondré en vingt ans à peine. Pour la même raison qu'on était passé de la marche au vélo, à savoir l'efficacité, à Lille comme ailleurs on passa de celui-ci au cyclomoteur puis à la voiture. L'aménagement du territoire ayant été entre-temps bien sûr exclusivement pensé pour les gros engins à moteur, synonymes de conquête du peuple pour les socialos du coin, Mauroy en tête. C'est aussi que les autorités considéraient le vélo comme le mode de transport le plus dangereux à l'époque. Il faut croire qu'elles ne recevaient pas les statistiques des morts sur la route.
Selon l'économiste spécialiste de la bicyclette Frédéric Héran2 « le vélo, véhicule de l'ouvrier, devient dans les années 50-60 le véhicule du pauvre ». On a là l'une des principales raisons aux résistances actuelles des classes populaires à un retour au vélo. « Pour certain.es la voiture est une conquête encore trop récente pour ne pas envisager un retour au vélo comme une déchéance ».
Véhicule de riche
Bien sûr les pro-voitures et les populistes de tout poil se servent de tout cela pour transformer le vélo en lubie de riches, ce qui au vu d'un comparatif des coûts vélo/voiture relève quand même de l'art rhétorique. Comme le dit Olivier Razemon3, « le bobo » est devenu le point Godwin de toute discussion sur le vélo4. Généralement ces manipulateur.rices sont les mêmes qui ont tout intérêt à ce qu'on ne remette pas en cause l'ordre actuel des transports, et in fine l'ordre tout court. S'il y a des riches qui roulent sur des vélos de riches, il y a aussi des pauvres qui roulent sur des vélos qui ne valent rien et marchent très bien.
C'est d'ta faute si tu crèves !
Il y a quelques mois deux amis qui rentraient tranquillement de soirée se sont fait renverser comme ça, pour le plaisir, par une voiture. C'est dire ce que représentent les cyclistes pour certain.es automobilistes. Quand j'explique à l'un d'eux mon enquête, d'un coup il l'éclaire : « La place laissée aux vélos dans notre société est celle qu'on réserve à tous les plus fragiles : quelques mesurettes cosmétiques et des discours de façade qui cachent mal un profond mépris ».
Après tout, comment expliquer autrement qu'après la mort d'une cycliste fauchée par une voiture l'année dernière à Lille, la réaction de la préfecture ait été d'organiser deux journées de... verbalisation des cyclistes. Les plus faibles et/ou les minoritaires sont toujours du point de vue dominant les responsables de leur malheur. Et c'est vrai que vu comme ça, comprendre le monde n'est pas très compliqué.
Tout pour le V'Lille
Nos cher.es élu.es se voient pourtant comme des fervents soutiens de la pédale. C'est que des sous ils en mettent, mais dans le V'Lille. Sur lui il y a en gros trois points de vue : celui qui consiste à dire que c'est globalement génial. Celui qu'a défendu La Brique, qui trouve dégueulasse de filer de la thune à des entreprises comme Décathlon et Transpole-Keolis pour une initiative qui ne profite qu'à certain.e s, et d'être en prime fiché.e dans ses moindres déplacements8. Celui enfin, plus rare, de celles et ceux qui savent combien ça coûte. En effet, coût de l'entretien et des vols inclus, pour chaque V'Lille, sont dépensés en moyenne 4000 euros... par an9. Autant dire que ça pourrait en faire des vieux biclous distribués à la population, ou des aides à l'achat, ou des aménagements qui nous permettraient de pouvoir siffler en pédalant.
Alors certes des gens se sont remis au vélo grâce à lui, quitte à ressortir ensuite le leur du garage ou à en acheter un. Certes il est utile parfois la nuit, mais il faut quand même savoir que « le retour de la bicyclette » a aussi précédé l'installation des vélos libre service. Aujourd'hui à la MEL le budget V'Lille c'est 7 millions d'euros annuels, soit 4,5 fois celui dédié aux aménagements. Tout cumulé pour le vélo, on est à 3 euros d'investissement par an par habitant.e. C'est pas tripette, mais l'avantage du V'Lille, c'est que ça se voit. En somme, c'est une opération de communication plus qu'une politique de transports.
Vélo féministe ?
« Plein de personnes n'ont pas le choix du vélo et en particulier les femmes » m'explique Aude, qui taquine aussi la pédale. « Dans une société bien plus oppressante pour elles, la voiture représente souvent un espace de sécurité, une chambre à soi ». Et puis « c'est moins évident pour les elles de surmonter leurs peurs. Vu la circulation actuelle, pédaler ça oblige à s'imposer, ce qui est le contraire de ce que la société patriarcale apprend aux femmes ». Elle ajoute : « Souvent aussi les femmes abandonnent le vélo à 35-40 ans, surtout si elles ont un deuxième gosse. Vu que c'est elles qui s'en occupent et que foutre deux gosses sur un vélo c'est compliqué, elles arrêtent ». Avec tout ça, pas étonnant que même en ville, on croise une majorité d'hommes sur les pistes cyclables.
Vélo écolo ?
Luttes à Lille
Révolutionner le vélo
« Une partie du mouvement de critique de la voiture avance des propositions fondées sur le modèle de la ville, et surtout du centre-ville(...). Piétonniser les rues, inviter les personnes à privilégier leurs pattes ou les vélos, rollers... est aisé dans un contexte de centre-ville, mais cache, par une illusion éthique, les différences de position sur les différentes chaînes (du ravitaillement, de l’emploi, des travailleurs) »10.
Au fond, on ne saurait mieux que nos camarades de feue la revue Offensive dire les problèmes que peuvent quand même poser un développement massif du vélo.
Une ville vouée au vélo n'empêcherait pas les campagnes de devenir au mieux des zones de résidence, au pire des no man's land, et assurément des points de passage et de stockage pour les marchandises.
Mais il peut aussi devenir le pire des cache-misères. Parce qu'on a trop tendance à l'oublier, plus encore en pédalant joyeusement dans son centre ville (ça arrive) : le problème n'est pas seulement la voiture, mais bien cette philosophie du toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus mobile qui nous étrangle à petit feu depuis deux siècles11.
2. Frédéric Héran, Le retour de la bicyclette, éd. La découverte, 2014
3. Olivier Razemon, Le pouvoir de la pédale, Rue de l'échiquier, 2014.
4. Le point Godwin est ce moment où dans une discussion intense, l'une des personnes évoque immanquablement Hitler, la Seconde Guerre mondiale, ou l'extermination des juifs.
5. Métropole Européenne de Lille, le nouveau nom de la communauté urbaine de Lille.
6. La Voix du nord, 22/05/2015.
7. La Voix du nord, 15/02/2015.
8. La Brique n°15 et 29.
9. Selon les calculs de Frédéric Héran.
10. (Im)mobililisation général, Offensive n°37 .
11. Voir à ce sujet l'un des meilleurs bouquins de sciences sociales de ces quinze dernières années : Accélération, Hartmut Rosa, La Découverte, 2010.