Dans la rue Caventou, les petits jardins des maisons ouvrières sont clos par l’immense mur d’un entrepôt situé dans une rue adjacente. Alors qu’il abritait l’entreprise Eskenazi Frères, spécialisée dans le commerce du linge de maison, la société décide de déménager et revend son fonds à Lilébo. Cette société privée, au capital de huit millions d’euros, est une filiale d’Esterra, elle-même détenue par Veolia Environnement et le groupe Sita France (Suez environnement)... jusqu’en octobre 2014 où l’autorité de la concurrence a accordé la prise de contrôle exclusif par Veolia Propreté. Créée spécialement pour l’occasion, Lilébo a remporté pour sept années le marché du nettoyage des rues dans cinq quartiers de la ville de Lille, les plus peuplés, mais surtout les plus touristiques tels que le centre et le Vieux-Lille. Alors qu’Esterra opérait dans le quartier de Wazemmes (rue de la Justice) pendant des décennies, polluant les sols à profusion, Lilébo – la petite sœur – semble commettre la même « erreur ». Elle effectue la maintenance, le parcage et le nettoyage – a priori superficiel – des camions rue Abélard, en plein milieu d’un quartier résidentiel. D’un point de vue strictement comptable, Lilébo diminue ses charges puisqu’en tant que zone franche, Lille Sud exonère les entreprises s’y installant ; et en prenant un nom différent, l’entreprise essaie probablement de se refaire une réputation : plus de discrétion et moins de contestation.
Lilébo ? Pas tant que ça.
Pour les habitant.es, ce changement de voisinage se traduit immédiatement par la multiplication des problèmes. Des camions bennes entrent et sortent du bâtiment tout au long de la journée et de la nuit, amenant avec eux les désagréments du transport des ordures : les odeurs pestilentielles et les rats.Un problème de plus vient s’ajouter, un bruit revient sans cesse, le bruit sourd d’une machine à haute pression. Lilébo semble avoir installé une station de lavage. Or selon le protocole environnemental, l’entreprise est censée envoyer ses camions dans un hangar au port fluvial de Lille. En effet, le nettoyage s’effectue à l’aide de produits décontaminants et doit donc se faire loin de toute habitation1. Mais « les gars perdent une heure, une heure et demi [en plus de leur journée de travail] à être pris dans les embouteillages pour aller jusqu’au port fluvial » confie un ouvrier à une habitante. Et « les patrons ne veulent pas payer » ces heures supplémentaires.Selon la version officielle, seule la carrosserie des camions est nettoyée dans ce lieu à l’aide d’une petite machine. Or certain.es habitant.es soupçonnent que l’intégralité des camions y est aseptisée, y compris les bennes, partie la plus sale, à coups de Karcher et de produits chimiques. Et, en bon philanthrope, l’entreprise ferait profiter tout le quartier de ces pulvérisations. En effet, Camille2, une habitante de la rue Caventou, découvre un jour son jardin recouvert de poudre blanche. Au fur et à mesure des semaines, ses plantes dépérissent, et le dépôt blanchâtre réapparaît continuellement : « On ne voyait plus aucun insecte, même les pigeons étaient partis ».
« Se tirer de chez soi car l’air est irrespirable »
Plus inquiétant encore, à peine un mois après l’installation de l’usine dans ses nouveaux locaux, quatre habitant.es déclenchent des maladies : allergie, asthme, détresse respiratoire. « Mon fils fait de l’asthme et des allergies depuis deux ans, mais comment savoir si c’est eux ou l’autoroute qui déverse ses particules fines ? » nous confie un voisin. La plus atteinte est Camille car il semblerait que la machine utilisée pour le nettoyage des machines se situe à moins de dix mètres à vol d’oiseau de son jardin, tout en étant orientée dans sa direction3. « J’ai les yeux et les muqueuses qui me piquent. J’ai des problèmes de peau, et des problèmes gynécologiques. Je fais de l’asthme à répétition avec des crachats de glaires rosâtres et rougeâtres ». Après plusieurs épisodes de toux s’aggravant et frisant le malaise cardiaque, elle consulte donc un allergologue qui lui donne un document médical faisant le lien entre l’activité de l’entreprise et l’état de santé de sa patiente et ce conseil : « Je ne veux même pas entendre vos récriminations, il faut déménager ! ». Un bon conseil que tout le monde n’est pas en capacité de suivre.
Le couple décide de ne pas en rester là et enquête par ses propres moyens. Camille essaye ainsi de faire analyser cette substance auprès de l’Agence Régionale de la Santé qui la fait patienter. « Quinze jours après, j’ai rappelé, je suis tombée sur la chef qui m’a dit crûment : "Mais qu’est-ce que vous croyez ? Vous ne nous aviez pas dit que le problème c’était avec la mairie. C’est pas notre problème, débrouillez-vous. Payez-vous un avocat privé !" ». Même son de cloche auprès de l'association CLCV (consommation logement cadre de vie) : « J’ai été reçue, j’ai montré mes photos, et dès qu’ils ont entendu mairie, Lilébo, Esterra, c’était terminé. Ils ont botté en touche en me disant : "Vous savez, c’est pas vraiment environnemental" ».
Il n’est pas nocif ton Cif ! Les habitant.es se rebiffent.
Afin de renforcer ses premières démarches, Camille se lance dans un porte-à-porte auprès de ses voisin.es afin de recenser les problèmes de chacun.es. Tout.es ne veulent pas parler de peur que cette démarche n’entraîne une dévalorisation de leur maison, mais les portes qui s’ouvrent et donnent à voir les conséquences de l’activité de l’entreprise : problèmes de santé, jardins et toitures pollués, rats, nuisances sonores… Une grande partie de la rue est concernée.
Peu à peu, ce remue-ménage commence à remonter aux oreilles de l’entreprise et de la mairie de quartier. Les deux nient toute pollution, reconnaissent éventuellement que cette poudre blanche pourrait provenir du produit qu’ils utilisent mais qui serait non nocif : « Ils ont eu le toupet de venir me voir en me rabaissant d’un ton condescendant : "Écoutez madame, quand vous nettoyez vos sanitaires, vous utilisez du Bref, du Cif ? Vous voyez, c’est ça qu’on utilise, donc vous voyez que c’est pas dangereux" ». Belle leçon de sexisme ordinaire… Face aux photos des plantes brûlées, les responsables de la mairie s’inventent agronomes et expliquent que si leurs plantes meurent, c’est parce qu’elles sont malades !
Cul et chemise
Du côté politique, c’est à Jacques Richir que les habitant.es ont affaire. Adjoint à la mairie et président du conseil de quartier de Lille Sud4, ce dernier est aussi médecin et a donc une connaissance aiguë des problèmes de santé. C’est également lui qui a signé la délibération pour Lilébo et affirmait dans La Voix du Nord que « L’entreprise doit fournir des prestations de qualité et performantes [...]. Par exemple, si on constate qu’un dépôt sauvage reste plusieurs jours à un même endroit, nous avons la possibilité de sanctionner la société »5.Malgré ses déclarations et ce curriculum vitae de compétition, Jacques Richir refuse dans un premier temps de les recevoir… pour mieux les convoquer quelques semaines plus tard. « Un coup de téléphone autoritaire : j’étais sommée de venir » raconte Camille. Renversant cette injonction, cette dernière va demander aux habitant.es de l’accompagner à cette réunion. Elles seront six à y aller, provoquant la colère de Richir. Il évacue le problème rapidement : « Il a refusé de donner suite à mes demandes d’expertise de la poudre blanche ». Lors de la réunion, une autre dame, se plaignant des odeurs et du bruit, raconte que face à ses récriminations, un représentant Lilébo lui aurait proposé de « lui racheter sa maison qui est extrêmement bien située pour l’entreprise ».
« Je vais prévenir la presse »
Et pourtant, après cet épisode, les horaires de pulvérisations sont modifiés et organisés sur les tranches horaires où les habitant.es dorment ou sont absent.es (de 4 à 6 heures du mat’ ou après 8 heures). Un soir, Camille constate que les ouvriers sont consignés pour rester jusqu’à 2-3 heures du matin pour nettoyer tout le hangar, et ce plusieurs jours de suite. Les sacs de poudre blanche disparaissent. En effet, l’entreprise se prépare à un contrôle de l’inspection du travail. À la suite de celle-ci, des petites cabines de nettoyage sont mises en place et cachent la vue depuis l’extérieur ; une extraction d’air est installée, mais qui a pour conséquence d’augmenter la pollution sonore. Pendant trois semaines, les nettoyages s’arrêtent, mais ce n’est que de courte durée.
Sans réponse des interlocuteurs institutionnels et alors que les séances de nettoyage reprennent, Camille décide de se tourner vers la presse pour publiciser leurs problèmes. Elle contacte La Voix du Nord qui, après avoir d’abord répondu positivement, décide finalement de se rétracter. Camille et Pierre en parlent alors à La Brique. Assis à sa table, nous les écoutons raconter leur histoire, point par point, étape par étape, avec tous les interlocuteurs et les multiples questions sans réponses. Avec nos maigres moyens, nous décidons donc de les accompagner dans leur enquête pour essayer de prouver que l’entreprise effectue effectivement ces opérations de lavage dans cet entrepôt malgré l’interdiction. Nous repartons avec un échantillon de la terre de son jardin afin de le faire analyser. Après de longues recherches, un seul laboratoire privé situé à Dunkerque a accepté de réaliser l’analyse. Sauf que pour affirmer de quel produit il s’agit, il faut d’abord savoir ce qu’on cherche sinon la facture monte vite à 1500€. Camille rentre donc dans l’entreprise pour prendre des photos à la volée des sacs de produits. De notre côté, on se fait passer pour une entreprise de chimie pour en recevoir les Fiches de Données de Sécurité détaillées. L’un est un mélange de bois pour éviter de glisser, l’autre est un mélange d’alcool gras, de propane, d’acide phosphorique et d’acide citrique, mais ne se présente pas sous la forme de poudre. Retour à la case départ.
Contacter les syndicats et les ouvriers
Les syndicats (CFDT, FO, CGT) pourraient nous parler des conditions de travail des ouvriers et nous aiguiller. Pas de réponse non plus de leur côté, alors qu’il semblerait y avoir des raisons de se mobiliser… Camille raconte ainsi qu’un jour, après avoir essayé de prendre contact avec les salariés de l’entreprise, un ouvrier viendra montrer son bras brûlé et se plaindre de graves problèmes de santé. Elle ne l’a plus jamais revu aux abords de l’entreprise. Depuis, les rares salariés ayant témoigné de la sympathie avec la démarche des habitant.es se sont rétractés. Bonjour l’ambiance.
Reste donc le recours juridique et le suivi des démarches entreprises par ces habitants. Le 10 septembre 2015, Camille et Pierre déposent une première plainte à la mairie contre les nuisances sonores et olfactives. Puis début 2016, ils font venir un huissier pour faire constater la présence de dépôt blanchâtre, et adressent un dépôt de plainte auprès du procureur du Tribunal de Grande Instance.
Faible accalmie
À ce jour, l’entreprise semble avoir un peu calmé le jeu. Les habitant.es témoignent d’un léger mieux, mais sans aucune garantie que cela dure. Les plaintes déposées ont-elles fait leur chemin dans le dédale administratif ? L’entreprise se serait-elle fait remonter les bretelles dans un bureau propre et confiné, à l’abri des regards des habitant.es et de la presse ? Si la situation évolue, cela se fait dans une totale opacité et en maintenant les habitant.es sans interlocuteur.
Pour leur part, Camille et Pierre ont décidé d’exploiter une opportunité professionnelle pour quitter leur logement. « Moralement on ne la louera pas, on ne va pas empoisonner des gens » dit Pierre, son mari, dépité de n’avoir aucune réponse officielle à leur problème. Car même « coincés par un double loyer » – cette maison et leur nouvelle –, ces derniers veulent rester honnêtes : « Nous ne pouvons faire vivre à d’autres ce que nous avons vécu si difficilement ». Les autres habitant.es restent, croisant les doigts pour que l’accalmie dure, tout en gardant l’idée de devoir partir.
Les entreprises concernées devraient pourtant être un peu plus prudentes et moins sûres de leur immunité. L’exemple de l’entreprise Exide Technologie, entreprise produisant des batteries située à deux pas de là rue du Faubourg d’Arras, et mise en cause pour pollution des sols au plomb devrait les interroger6. À la suite de plaintes des habitants et de la mairie, l’entreprise a dorénavant un devoir d’information envers le quartier et est tenue de prendre en charge le remplacement de la terre des jardins alentours. Reste que tout cela ne s’est pas fait tout seul. Ne fonctionnant que sous la contrainte, ces entreprises doivent être mises en cause à plusieurs niveaux pour contrôler et encadrer leurs activités polluantes. Aussi, si vous avez des billes pour aider les habitant.es de la rue Caventou dans leur démarche, n’hésitez pas à nous contacter (labrique-arobase-riseup.net), nous nous chargerons de leur faire passer l’information.
Mutines, AF
1. Esterra fait ainsi partie des Installations Classée pour la Protection Environnementale (ICPE). Les entreprises polluantes sont tenues de s’inscrire volontairement dans ce classement. Elles sont ensuite soumises à inspection régulière tout en devant respecter un certain nombre de normes environnementales. Or Lilébo semble bénéficier d'un régime d'exception à ce sujet. Son contrôle relève des pouvoirs de police du maire, autant dire de Martine Aubry.2. Les prénoms ont été modifiés.3. En dépit de photos et du constat d’huissier prouvant l’existence d’installations sous la forme de plots rouges, facilement installables et démontables, toute opération de lavage et de pulvérisation a toujours été niée par les protagonistes.
4. Jacques Richir est aussi conseiller métropolitain MEL, membre du conseil d'administration de l’Institut catholique de Lille et des hôpitaux, président de Lille Grand Palais, fondateur de l'association La Maison de l’aide à domicile, vice-président du CA de l’Institut Pasteur de Lille, administrateur de l’Opéra de Lille.5. « Collecte des ordures et nettoyage des rues de Lille : Lilébo prétend au titre de Monsieur Propre », Romain Musart, La Voix Du Nord, 27 avril 2014.6. « Lille Sud, un quartier plombé de longue date », La Brique n°25, février 2011.