Nous avons rencontré Joohee Bourgain, l’autrice du livre L’adoption internationale, mythes et réalités paru en mai 2021 aux éditions Anacaona. L’ouvrage ambitionne de donner des outils de compréhension pour construire une contestation collective de l’adoption internationale : il montre notamment que l’adoption est un phénomène issu du colonialisme. Il s’attache également à déconstruire les présupposés « philanthropiques » assimilés autant par les familles adoptantes que par les personnes adoptées, présupposés qui rendent difficile la critique de ce système.
Joohee Bourgain est elle-même adoptée. Elle est originaire de Corée du Sud et a grandi dans une famille blanche dans le Nord de la France, dans une ville où « il était quasiment impossible pour [elle] de trouver quelque alter ego ». Mais ce livre n’est pas simplement un témoignage du vécu de l’autrice. Même si Joohee tient à « situer » son propos en parlant de son parcours notamment dans une préambule intitulé « je ne suis pas née asiatique, je le suis devenue », la majeure partie du livre n’est pas une autobiographie : il s’agit surtout de proposer l’analyse d’un système qui repose sur le décalage entre les croyances, les discours d’un côté et les pratiques de l’autre. Il ne s'agit donc pas d'un énième témoignage personnel sur une adoption qui serait « exemplaire » ou au contraire « chaotique », il s'agit de comprendre la dimension politique, coloniale et asymétrique d'un système dont les acteur·rices, les pratiques et les mythes sont trop peu questionnés.
Joohee est une militante féministe, antiraciste et anticapitaliste. Et c’est justement par ce prisme qu’elle aborde la question de l’adoption internationale. Ce livre montre, à partir de nombreux exemples historiques, que le système de l’adoption internationale se situe au carrefour de différents rapports de domination : de classe, de race, de genre, d’âge, etc. En ce sens, l’adoption internationale n’est pas une question isolée que beaucoup considèrent encore comme étant à part des enjeux actuels antiracistes, féministes et anticapitalistes. Au contraire, l’adoption internationale en tant que phénomène global devrait intéresser tous·tes les militant·es luttant pour plus d’égalité et de justice.
Le marché de l’adoption
Au début des années 1950, à la suite de la guerre fratricide entre les deux Corées (1950-1953 ; 3 millions de morts), la Corée du sud devient l'un des pays précurseurs en matière d'adoption internationale, avant même que des réglementations internationales ne viennent en fixer le cadre. Joohee parle même de « laboratoire » de l’adoption internationale. Un couple d’évangélistes américains, les Holt, mû par le complexe du sauveur blanc occidental, va organiser ce que Joohee nomme les premières « migrations forcées » d'enfants, en dehors de tout cadre légal. En 1955, le congrès américain autorise le couple à adopter huit enfants. Suite à cette intervention humanitaire de « sauvetage » d’enfants, le couple crée la première agence Holt International en Corée du sud. Holt est aujourd'hui une entreprise internationale présente dans 16 pays, principalement en Asie.
À travers le cas coréen, mais pas seulement, Joohee rappelle que derrière chaque adoption réside également une transaction financière et un jeu « d'offre et de demande » qui autorise les pires dérives, comme en témoignage la multiplication des scandales et des procédures judiciaires : « fermes à bébé » au Sri Lanka dans les années 1980, révélations sur des trafics d'enfants en Colombie et au Pérou à la même époque, affaire de l'Arche de Zoé en 2007, adoptions abusives en Haïti suite au séisme de 2010, procès contre l'organisme d'adoption français « Rayon de soleil de l'enfant étranger » qui opérait au Mali, etc. L’ouvrage montre que l’adoption fonctionne comme un véritable marché et que la demande et l’offre sont positionnées de façon asymétrique. Les pays sources sont uniquement des pays dits « du Sud » et les pays accueillants uniquement des pays « du Nord1 ».
Pour Joohee, les discours qui entourent l'adoption internationale ont d'ailleurs trop souvent des relents de « mission civilisatrice » et empêchent de voir que l'adoption internationale est en réalité organisée par et pour le bénéfice des parents adoptants des pays du Nord. « Les mères biologiques et leurs enfants envoyé·es à l’adoption ont un point en commun : bien souvent, des acteurs extérieurs décident à leur place ce qui serait le mieux pour elleux. » Fait peu connu, dans certains pays comme la Corée du Sud, les agences emploient « des rabatteurs », des personnes chargées de sillonner les pays pour inciter les femmes à abandonner leurs enfants. Le plus souvent, il s’agit de femmes non-mariées, isolées et donc vulnérables et/ou en situation d’extrême pauvreté que l’on convainc d'abandonner leur enfant à une promesse de vie meilleure en Occident. Joohee montre ainsi comment les corps de femmes du Sud deviennent des corps exploités pour répondre à une demande occidentale : « l’adoption internationale apparaît presque comme une gestation pour autrui (GPA)2 à distance, une GPA marchandée et « acceptable » car externalisée hors de l’Occident ». Rappelons que la GPA est toujours interdite en France et critiquée car elle pose de vraies questions éthiques.
Le trouble identitaire des personnes adoptées
Joohee définit les adopté·es comme étant le plus souvent des transfuges de classes et de race, c’est-à-dire comme des individus déracinés de leur milieu social et culturel d’origine pour être assimilé·es dans un autre corps social, racial et culturel (celui du pays récepteur). Le sentiment voire la honte d’avoir été abandonné·e puis d’avoir été sauvé·e (savamment entretenu par tout un ensemble de mythes et de discours sociaux et/ou intrafamiliaux), l’impossibilité de se figurer une vie précédant l’adoption (là aussi entretenue par tout un ensemble d'obstacles juridiques et par l'absence de dispositifs d'accompagnement dans la recherche des origines) participent des questionnements identitaires de ces personnes et ce, tout au long de leur existence. Leur statut d’adopté·es semble les placer dans un entre-deux : socialisé·es dans des milieux blancs, auprès de personnes le plus souvent incapables d’aborder sereinement les problématiques liées à la race et au racisme, elles en viennent à se définir par une double négation : les adopté·es ne se considèrent pas tout à fait comme des personnes racisées, et ne sont de toute façon pas des personnes blanches. Voilà où se joue toute la complexité de la transracialité.
Quand par exemple elles se retrouvent confrontées à du racisme, elles sont le plus souvent seules et mal armées pour l’affronter. En plus de ne pas avoir de référent adulte qui leur ressemble, le plus souvent elles se sentent illégitimes à contester les situations face auxquelles elles se retrouvent. « Beaucoup de familles blanches qui adoptent se déclarent "aveugles"3 à la race sociale. Parfois, elles le revendiquent même, faisant de cette posture le symbole de leur non-racisme : ne pas voir la race serait alors le gage d’un traitement égalitaire et non-raciste de leur part ». Ce qui revient pour Joohee à entretenir un tabou et une absence d'outillage autour de ces questions. Joohee a grandi dans un environnement où elle a été la seule personne asiatique. Elle montre dans son livre qu’elle a d’ailleurs mis du temps dans son parcours à se percevoir et se définir comme telle.
La voix des adopté·es
L'ouvrage de Joohee. B s'ouvre sur cette remarque : dans les représentations collectives, les personnes adoptées ne sont représentées que sous la forme d’enfant. Or, un enfant est, par définition, celui à la place duquel les adultes se sentent autorisés à parler. C’est ce que l’autrice appelle le « mythe de l’éternel enfant ». Cette représentation, que les adopté·es ont souvent eux même intégrée, participe à imposer le silence et à délégitimer leurs expériences et leurs ressentis. Néanmoins, avec les premiers contingents d'adopté·es devenus adultes (les adoptions internationales ont connu leur pic en France dans les années 1970-1980), les choses sont en train de changer et les adopté·es s'organisent, luttent, et revendiquent de nouveaux droits, que ce soit dans leurs pays d'origine (accès à des visas de séjour long, à des cours de langue et/ou à leur dossier d'adoption par exemple) ou dans leur pays d'accueil.
Aussi, si Joohee. B se dit « abolitionniste », considérant que le système tel qu'il a été créé et tel qu'il subsiste n’est pas réformable, elle et d’autres militant·es portent des revendications à plus court terme. La première prescrit le fait d’impliquer les personnes adoptées dans le processus d'accompagnement des enfants adopté·es. En effet, les agences d’adoptions ne sont tournées que vers la satisfaction immédiate des familles adoptantes. Aucune d’entre elles ne tient compte des paroles des personnes adoptées, de leur retour d’expérience, de ce que Joohee nomme leur « expertise de terrain ». Les familles adoptantes pourraient par exemple rencontrer des personnes ayant été adoptées et être formées par elles notamment sur les questions de racisme.
En début d'année, les Pays-Bas ont tout simplement suspendu les adoptions internationales sur leur territoire, le temps d'un moratoire sur des dérives considérées comme suffisamment graves pour qu'une commission d'enquête parlementaire les qualifie de « systémiques ». C’est une victoire hautement symbolique pour les lanceurs d'alerte puisque c’est aux Pays-Bas même qu'a été signée la convention de la Haye en 1993 sur laquelle se sont accordés les États pour réguler le système d’adoption internationale.
Dans la foulée de cette victoire, s'est formé en France le collectif RAIF* (Reconnaissance des Adoptions Illégales en France) qui entend obtenir la mise en place d'une commission d'enquête similaire.
Propos recueillis
par le collectif de La Brique
Le collectif Raif se défini comme étant "un groupe de réflexion apolitique et bienveillant constitué de personnes adoptées et de parents adoptifs". Les membres de ce collectifs sont des adultes français adoptés très jeunes à l'étranger (Asie ou Afrique..) et qui s'interrogent aujourd'hui sur les conditions dans lesquelles s'est faite leur adoption. Le collectif a lancé une pétition titrée "Demande d'enquête sur les adoptions illégales à l'international en France depuis 1960" qui réclame à l'Etat une enquête ur les pratiques illégales d'adoption. Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. |
1.Pays du Nord et Pays du Sud sont bien évidemment entendu dans leur définition strictement économique et non pas dans leur position géographique. Dans la mesure où certains pays européens comme la Roumanie ou le Portugal sont pays sources, nous ne pouvions pas utiliser le terme d’occident pour désigner les pays accueillants.
2.Pratique médicale qui consiste à transplanter un embryon dans le corps d’une femme tiers à un couple
3.L’autrice préfère maintenant le terme « d’indifférence à la race » pour mettre en avant la stratégie qui consiste à ne pas vouloir voir la race. Le terme « aveugle » a une connotation validiste en ce sens que les personnes aveugles et/ou malvoyantes perçoivent très bien les choses.