La Voix du Nord n’en est pas à son premier plan « social ». En 2000, le journal tombe partiellement entre les mains de Rossel. Une grève de dix jours est alors organisée mais la lutte ne payera pas. Dassault (2004-2005) rachète le titre puis le revend l’année suivante à Rossel. Le groupe fait fusionner les deux quotidiens La Voix du Nord et Nord Éclair et débarque les anciens dirigeants empêtrés dans les affaires de revente d’actions1. En 2008, le groupe VDN SA rachète Le Courrier Picard puis L’Union et L’Est Éclair en 2012. Début 2017, la direction annonce un plan de licenciement de 25 % des effectifs du journal, 170 personnes vont être virées.
Alors que La Brique se paye le traitement journalistique de La Voix du Nord depuis sa création, Robert2, journaliste dans le quotidien depuis 20 ans, a pourtant accepté de répondre à nos questions.
L’autre nouveauté est que la loi travail accorde de nouveaux motifs de licenciement dont celui de la baisse du chiffre d’affaires d’une année sur l’autre. De fait, même si la VDN a engrangé cinq millions d’euros de bénéfices en 2015, elle a été moins rentable que l’année précédente et a donc le droit de licencier. Le groupe VDN SA, qui envisageait un PSE depuis l’été 2016, a juste attendu le 1er décembre 2016 que la loi travail soit promulguée. Ironie du sort, les chiens de garde, si prompts à critiquer les manifestations3, sont ainsi les premiers à se faire mordre.
« Depuis 2012, les licenciements se sont faits ponctuellement et la direction a vivement encouragé les ruptures conventionnelles. » Ce n’est qu’en 2016 qu’un plan social est évoqué à plusieurs reprises durant le comité d’entreprise. « Jean-Michel Bretonnier [directeur de la rédaction et rédacteur en chef] avait préparé son plan de suppression d’emplois mais Rossel voulait plus. » Réduire la masse salariale en frappant un grand coup.
Passez par la case banque
Une partie du siège est déjà loué à des galeries commerciales, le reste est occupé par la rédaction du journal. Rossel et le Crédit agricole créent une société immobilière et demandent au groupe VDN SA de leur revendre le bâtiment pour 36 millions d’euros. Le journal devient alors locataire de ses propres locaux pour 1 250 000 € par an. Robert explique que « les 36 M€ ainsi récupérés serviront pour moitié à financer le plan de licenciement. 15 millions sont mis de côté pour tenter de racheter d’autres titres de journaux comme Paris-Normandie. » VDN SA n’a pas assez de fonds pour racheter d’autres journaux, elle doit alors emprunter et « quelle banque choisit-elle ? Le Crédit agricole, bien sûr ! Comme c’est bien foutu ! » À terme, le but est de vider le siège pour transférer les activités dans la zone de la Pilaterie à Marcq-en-Baroeul où un nouvel entrepôt est d’ailleurs en construction. Si, dans les faits, VDN SA est libre de choisir sa stratégie, dans la réalité c’est Rossel qui décide.
« Dès la première AG, beaucoup d’idées d’actions ont été imaginées, toutes sauf la grève », explique Robert. « La direction a fait intégrer aux contestataires qu’une journée de grève coûte très très cher. » La peur de se faire blacklister dans les autres journaux semble y être aussi pour beaucoup dans la faiblesse de cette lutte. Tous les autres quotidiens appartiennent soit à Rossel, soit à d’autres grands groupes industriels ou à des banques, à l’instar du Crédit mutuel qui possède la plupart des quotidiens de l’Est de la France. Ironiquement, ce sera la direction qui plantera le premier coup de stylo dans le dos. Gabriel d’Harcourt, directeur général délégué, et Jean-Michel Bretonnier publient une auto-interview sur deux pages pleines dans La Voix du Nord4 pour répondre aux « inquiétudes » des lecteurs. Stupéfaite, l’intersyndicale exige un droit de réponse dans les colonnes et l’envoie à la direction. Mais Bretonnier, en tant que directeur de publication, s’octroie la réécriture du texte et « se targue d’être le garant de l’"exactitude des faits" et refuse que soit utilisé le terme "suppression de postes" par exemple. » C’est vrai que c’est quand même plus simple quand le patron écrit lui-même les tracts.
La direction fait aussi sentir aux contestataires qu’elle peut émettre des sanctions pour « atteinte aux intérêts de l’entreprise ». La mollesse de la lutte s’explique aussi autrement : « On a eu trois vagues de licenciements depuis 2000 et à chaque fois les journalistes les plus combatifs sont partis avec leur clause de cession, laissant leur place à des jeunes formés à l’École supérieure de journalisme. Ils ont intégré la difficulté de trouver un travail dans un secteur hautement concurrentiel et sont donc moins enclins à contester. » D’autant plus que les licenciements concernent essentiellement les plus de 50 ans. L’échéance des trois petits mois de négociations rend la lutte aussi difficile qu’invisible. Ce ne sont pas les rassemblements statiques de deux heures devant le siège sur la Grand-Place qui feront trembler la direction. Robert nous regarde avec des yeux tout ronds quand on lui dit qu’ils devraient utiliser leur outil de travail pour le détourner et se défendre. Du journaliste au photographe jusqu’à l’imprimeur, tou.tes sont concerné.es et détiennent le pouvoir pour faire une édition pirate de la VDN : « Ça paraît compliqué, ils vont vite savoir qui a fait ça. »
« On nous demande de plus en plus d’écrire pour le site. De faire plusieurs sujets dans la journée », explique Robert. « De fait, les jeunes journalistes sont de plus en plus nombreux à faire des portraits [flatteurs] de chefs d’entreprises, de politiciens. Le reste de leur travail consiste à faire ce qu’on pourrait appeler du publi-reportage mais sans le nommer comme les ouvertures de magasins. D’autres refusent de le faire. Parfois on te demande de faire un papier sur tel sujet et on n’a pas toujours conscience du pourquoi, s’il n’y a pas une forme de manipulation derrière. » Dans la rédaction, les avis sont partagés quant à cet état d’abandon d’un journalisme « à l’ancienne » fait d’enquêtes et d’articles personnifiés. « Les journalistes les plus anciens déplorent les articles sensationnalistes et les choix du conseil de rédaction. Si l’info n’a pas été vérifiée, tant pis », confie Robert. Il poursuit : « Avec l’arrivée du journal numérique, c’est tout un pan de l’écriture qui disparaît. Les journalistes doivent écrire plus vite et n’ont plus forcément la main sur l’article qui sera mis en ligne. Ils envoient de la matière brute à l’éditeur et c’est le chef de pôle qui le met en ligne avec la signature du journaliste alors que celui-ci ne l’a parfois pas relu. »
Qu'elle soit imprimée sur papier ou mise en ligne, la feuille de chou continue de se décomposer.
2. Le prénom a été modifié.
3. AF, « La Voix de la police, votre quotidien local », La Brique, n°47, juin 2016.
4. « Plan social à La Voix du Nord : nous répondons à vos questions », La Voix du Nord, 21 janvier 2017.
5. « Publi-reportage », La Brique, n°44, été 2015.