Éric est travailleur itinérant, il se déplace là où le travail l'appelle. Il nous livre sa vision du monde, celle d'un ouvrier.
Le local dans lequel je dors est situé juste au-dessus de la chaufferie de l'immeuble. Heureusement, parce qu'en ce 10 novembre, à Maubeuge, les températures ne sont pas des plus clémentes.
Je suis tranquillement allongé sur mon lit de camp, bien calé, un bouquin dans les mains. Les murs sont enduits de ciment brut, une table est recouverte d'une toile cirée. Trois chaises branlantes, des sacs de mortiers empilés, des truelles, des vêtements de travail composent le décor. Le soir je bouquine, la nuit je dors. Alors le décor, je m'en tape un peu. Mon camion, qui me sert habituellement de logement, est au garage. Vaut mieux pioncer ici que dehors !
Tout à coup, la porte face à moi s'ouvre. Un homme, la quarantaine, s'avance suivi de deux femmes plus âgées. Je reste tranquillement affalé. Je baisse un peu mon livre et le regarde. Il me demande : « Qu'est-ce que vous faîtes ici ? Vous êtes qui ? ». « Je suis un des ouvriers qui travaille sur la façade de l'immeuble. D'habitude je dors dans mon camion, mais là il est au garage, alors il a fallu que je trouve une solution ». Il rétorque : « Ah d'accord. Et vous venez de loin ? ». Je lui réponds : « Amiens, ça fait une tirée pour rentrer le soir ».
Il considère la pièce de long en large, de haut en bas, et reprend : « On est propriétaires dans l'immeuble, on a vu la lumière du local de l'extérieur. On a pensé que le gardien avait oublié d'éteindre. Vous dormez ici ? ». Sa question m'amène à répondre : « Même si demain est férié, j'ai pas trop le choix. Si je rentre en train pour revenir après-demain, je bouffe une journée de salaire ». Promenant de nouveau son regard aux quatre coins du local il conclut, perplexe : « Bon ben, bonne nuit ». Ils reprennent la porte et moi, ma lecture.
Tout avait bien commencé
Je suis arrivé la semaine d'avant, à la résidence du Valclair, en face du commissariat de Maubeuge. Joël et Étienne sont avec moi. Jean-Pierre, le gardien, nous accueille. Sympa... pour un adjudant retraité de l'armée de terre. Il nous confie le badge de l'entrée principale, la clef qui ouvre la porte d'accès aux toits-terrasses. Ainsi que celle du local où nous pourrons entreposer nos équipements, matériaux de chantier, et prendre nos repas du midi à l'abri des rigueurs automnales du Hainaut.
Nous commençons par monter sur les toits tout le matériel nécessaire. Aucun problème pour amarrer nos cordes aux grandes cheminées. La pluie et le vent seront de la partie, pas en permanence, mais assez souvent pour ralentir notre progression. Le mois de novembre est rarement caniculaire dans le Nord.
Des éclats de gel dans le béton, des briques carrément manquantes, des coins d'appuis de fenêtres à refaire, et quelques balustrades de balcons qui se descellent. Trois semaines ne seront pas de trop.
Heureusement des petits moments viennent nous soutenir le moral. Une dame propose un café à Joël lorsqu'il passe devant sa fenêtre. Une autre, plus âgée, nous pose des petits gâteaux sur le rebord de son balcon : « Vous en avez bien besoin. Mon mari travaillait dans le bâtiment, je sais ce que c'est ». Puis, mettant une main sur le côté de sa bouche, comme pour nous faire une confidence : « Faites pas attention aux autres propriétaires, c'est tous des vieux cons ! ».
Le lendemain qui déchante
Ce matin, Jean-Pierre a l'air moins enjoué que d'habitude : « Je suis désolé les gars, mais il faut que vous rameniez les clefs du local au syndic. Des propriétaires se sont plaints que quelqu'un dormait dedans. J'ai déjà dû rendre mes doubles ». Malgré leurs airs affables, les trois visiteurs m'ont dénoncé. La responsable du syndic, une matrone quinquagénaire, solide et sévère, demande : « Alors, c'est lequel qui prend la résidence pour un hôtel ? ». « C'est moi » et je lui tends les clefs. Elle décoche un : « Mais pourquoi vous faites ça ? Sans autorisation en plus ! ».
À sa mine butée, à son regard chargé de reproches, je sais que mes explications resteront vaines. Elle est de celles qui sont aussi obtuses que le laisse présager sa physionomie : « Mais enfin, ce n'est pas un lieu pour dormir... C'est une résidence privée... Les propriétaires m'ont montré des photos, vous aviez un réchaud à gaz en plus, c'est dangereux... Vous auriez pu mettre le feu à l'immeuble... ». Blablabla...
Durant tout le temps de son laïus, je la fixe droit dans les yeux. Elle s'anime, moralisatrice. Proviseure admonestant un élève pris en faute. Seulement, j'ai largement dépassé l'âge du lycée. Je ne montrerai pas une once de culpabilité. Au contraire. Face à mon silence, sa cadence ralentit. Elle reprend au début, des fois que je n'aurais pas bien compris, puis son courroux s'apaise. Sa parole s'éteint. Elle me regarde, silencieuse. Interrogatrice. Je lui rends son regard. Silencieux. Ce temps suspendu la gêne plus que moi. Elle demande enfin : « Et le gardien n'était pas au courant ? ». Je lui rétorque : « Non, j'ai squatté le local de ma propre initiative. Sans l'avertir ». « J'ai du mal à vous croire... » dit-elle. « Pourtant, c'est la vérité ». « Alors, qu'est-ce qu'on fait ? ». « J'en sais rien moi. C'est vous la responsable ! ».
Son cerveau échafaude une solution de demi-mesure, témoignant de sa magnanimité : « Je vous redonne les clefs, vous prenez vos affaires et vous me ramenez les clefs chaque soir ». Je lui réponds : « Non. On vide nos affaires, je vous ramène les clefs dans la foulée, et je ne veux plus en entendre parler ».
Indignée par tant d'outrance, blessée dans sa tentative avortée de mansuétude, elle me tend les clefs, le visage tendu par un rictus amer. J'ai le privilège d'assister une fois de plus à l'arrogance de cette classe, imbue de sa supériorité. Propriétaires qui dénoncent et responsables de syndic qui rabrouent, dans un synchronisme parfait. En face, le laborieux, l'ouvrier, tout juste bon à bosser dans le mépris bienveillant. Bien sûr, mon employeur est averti de mon crime de lèse petite-bourgeoisie. Il me demandera des explications, que je ne fournirai pas.
Et tombe la sanction
Quelques jours après, Jean-Pierre nous invite un midi à boire une paire de bières du Nord. Il nous sert, puis me demandant si je suis bien assis, me tend une enveloppe. Je sors la lettre. Elle émane du syndic. C'est un avertissement, tout ce qu'il y a d'officiel, concernant mes nuits dans le local, et des reproches faits à JP. Mes dénégations concernant sa complicité face à l'ogresse sont restées lettre morte. Que vaut ma parole dès lors ?
Je suis surtout désolé pour JP. Lui s'en fout, il en a vu d'autres. Je veux bien le croire, mais c'est le principe qui me dérange. Un avertissement comme marque d'autorité imbécile de la part d'une hiérarchie sur un subordonné. Un acte totalement arbitraire. Une injustice flagrante.
Alors il nous raconte qu'une propriétaire, l'une de mes visiteuses du premier soir, appelle régulièrement la police pour verbaliser les voitures en stationnement sur le parking payant devant la résidence. Alors qu'elle n'a même pas de voiture !
Plusieurs jours de suite, Étienne est venu se garer dans la cour. Quelques semaines après, il recevra un courrier, via la préfecture, lui signalant l'interdiction de stationner à cet endroit.
Jusqu'au bout...
Éric Louis