28 avril 2016. Pour la première fois depuis mars, les rayons du soleil soutiennent les manifestant.es réuni.es. Entre action spectaculaire parfaitement coordonnée, solidarité spontanée et mise à l'amende de la pression policière, cette journée restera dans les mémoires de ce printemps lillois.
Tout commence à l'AG interluttes du Théâtre du Nord, le 27 avril. Les interluttant.es annoncent le lancement de l'opération « Gorge profonde ». Rendez-vous est donné aux volontaires pour le lendemain, journée nationale de mobilisation, 12h au sous-sol du théâtre. Le jour dit, ce sont environ 70 personnes qui se retrouvent pour une action dont seuls quelques interluttant.es connaissent la cible, les tenants et les aboutissants.
Opération « Gorge profonde ». Manifestant.es 1 – Flics 0
Les portables sont laissés à l'entrée, histoire de ne pas compromettre l'action. Le groupe est scindé en deux. Les plus téméraires sont invité.es à rejoindre le groupe « Gorge profonde » tandis que les autres joueront la diversion. Ils embrayent, sortent du théâtre et baladent les condés dans la ville tandis que les autres sortent par l'arrière par petits groupes de cinq. Direction… le centre des impôts de la cité administrative. Entré.es par la porte arrière du bâtiment, ils montent directement au septième étage. Dans les couloirs, ça croise du fonctionnaire passablement étonné d'un tel cortège au sein de la grande tour fiscale lilloise. Un bureau est investi, trois-quatre participant.es suspendent une banderole sur trois étages « Medef, paie tes impôts » recouvre la façade. Et ça gueule du slogan à la fenêtre.
Au bout de quinze minutes, la maréchaussée débarque au pied de la tour. Six bagnoles de BACeux libèrent une vingtaine de molosses. Les RG sont également de la partie. Comme à leur habitude, ils demandent à parler à un responsable. La réponse ne se fait pas attendre : « Y'en a pas ». À la question : « Quelles sont vos revendications ? », le cœur des manifestants répond : « On veut Sapin au téléphone ! ». Ça énerve passablement le RG : « C'est tout bonnement impossible ». OK, on reste là le temps d'organiser une AG pour prendre une décision sur la suite de l'action.
N'empêche, les flics continuent à mettre la pression et l'heure tourne. Il est 14h30 et des frictions se font sentir au sein du groupe. Certain.es revendiquent d'aller à la manif, quand d'autres ne veulent pas lâcher l'occupation. On sent le ton se durcir du côté des bleus. L'indécision règne du côté des militant.es et on s'attend à une sortie manu militari. Il devient nécessaire de renverser le rapport de force. Une volée de textos est envoyée en direction du cortège avec un mot d'ordre : « Venez nous chercher ». Au bout d'une bonne demi-heure d'attente, ça marche.
Après une période de flottement, une partie des manifestant.es décide de dévier le cortège. Ils sont plusieurs centaines à venir secourir les occupant.es, dont une bonne partie de syndicalistes de la CGT. La vapeur est alors totalement renversée. On négocie les conditions de sortie : par la porte de devant, en chantant et surtout tout.es ensemble. La scène a des airs de grand soir. La petite équipe descend les sept étages avec pour seul slogan « Tous ensemble, tous ensemble, grève générale ». À la sortie du bâtiment, les CRS assurent la haie d'honneur tandis que les étudiant.es lâchent des volées de confettis et les syndicalistes de SUD et de la CGT acclament les occupant.es.
Et ça rejoint le cortège pour une manif comme on les aime, laissant la banderole de cinq mètres de long bien visible depuis le boulevard Hoover.
AG Grand Place. Manifestant.es 2 – Flics 0
La manif a mis ses habits des grands jours. Les cortèges, une fois n'est pas coutume, sont quelque peu mélangés. Ça dévie même Grand-Place pour rejoindre les interluttant.es qui occupent depuis quelques jours le Théâtre du Nord. Certain.es rejoignent la place de la République en passant par Rihour et la rue de Béthune. Le parcours traditionnel déclaré en préfecture est un vieux souvenir. Tous les cortèges se rejoignent place de la République dans une ambiance bon enfant. Certain.es s'arrêtent boire un godet au troquet.
Mais dans la ferveur de cette après-midi placée sous les meilleurs auspices, plusieurs centaines de manifestant.es partent en manifestation sauvage direction le Théâtre du Nord pour l'AG quotidienne de 18h30. Mais les flics ont vu venir le coup. Un barrage policier empêche le cortège de passer à l'intersection de la rue Neuve et de la place du Général-de-Gaulle. Des grenades lacrymogènes fusent. C'est sans compter sur la motivation accumulée pendant la journée. Les manifestant.es font alors le tour par la rue de Paris pour rejoindre la Grand-Place, prenant le barrage de boucliers à revers. C'est que la capacité d'anticipation de la bleusaille a ses limites.
La scène prend un tour cocasse
Un cordon d'une centaine de CRS barre le théâtre, enfermant plusieurs dizaines d'interluttant.es, d'étudiant.es et de nuitdeboutistes à l'intérieur du temple lillois de la culture légitime. Un deuxième cordon, composé cette fois-ci d'environ 500 manifestant.es entoure les keufs et réclame de pouvoir entrer dans le théâtre. Deux interluttant.es sortent sur le perron pour exposer le refus de la direction du théâtre d'octroyer l'accès au lieu. Le directeur propose cependant une alternative : les manifestant.es acceptent d'organiser leur AG sur le parvis du Théâtre du Nord en échange de quoi les keufs seront gentiment invités à se disperser. La masse qui entoure le troupeau de CRS fébriles accepte le deal. Le moment est jubilatoire. Le gang des tonfas est renvoyé au poulailler par la foule, surchauffée par ce qui ressemble à une nouvelle victoire contre les forces de l'ordre. Alors que les derniers condés s'échappent de la nasse des participants au son d'un « cassez-vous » particulièrement scandé, l'AG peut enfin commencer. Le soleil se couche sur la Grand-Place. S'amorce le défilé des luttes locales en mode Nuit debout. Interluttant.es, étudiant.es, sans papiers, Rroms, précaires de l'Université, syndicalistes expriment leur colère au micro d'une sono chevrotante.
Chaque lutte constitue ses mythes et ses événements fondateurs. Ces moments qui résonnent par la suite comme des cris de ralliement, des souvenirs forts, partagés, qui forgent la conscience d'une convergence des luttes en acte. À n'en pas douter, ce 28 avril restera comme l'exemple d'une convergence victorieuse, la preuve que la solidarité, l'enthousiasme et la détermination sont capables de renverser les rapports de force.
Omär