Profiter de la misère des autres pour en faire un commerce, voilà une pratique courante depuis des lustres. De nos jours, on appelle ça de la « solidarité ». A Lille-Sud, Carrefour s’implante avec finesse en la jouant démarche citoyenne, par l’ouverture au printemps dernier d’une « épicerie solidaire ». Un supermarché qui revend aux pauvres les produits dont les magasins sont censés se débarrasser.
Octobre 2008, Lille-Sud. Un bâtiment décrépi semble à l’abandon au milieu des tours HLM, près de la rue de Cannes. Il est 7h30. Sous un ciel gris gorgé d’eau, une vingtaine de femmes font la queue derrière les barrières métalliques, le long du local. Elles attendent l’ouverture de « l’épicerie solidaire », comme chaque mardi impair. Sur le fronton, une enseigne toute neuve affiche « PACTE, Pour Agir Contre Toute Exclusion », affublée du logo Carrefour.
L’épicerie prolétaire
« Là-bas c’est la bourgeoisie, dans les villages autour, tout ça. Ici, c’est les quartiers populaires, c’est pour ça qu’il y a ça ici, à Lille-Sud. », lance l’une d’elles. « Ça », c’est un magasin qui a tout l’air d’un supermarché, sauf que les produits y sont cinq fois moins chers. Une aubaine lorsqu’on est dans la survie quotidienne. Deux femmes nous confient : « Nos maris ne veulent pas qu’on vienne, ils ne savent pas qu’on est là, mais on est obligées... » Et un homme précise : « C’est pas grand chose, c’est du dépannage, après on va de l’autre côté, à Lidl, Auchan ».
- Des femmes se précipitent sur les produits frais, en quantité limitée.
Il est 9 h, la file s’est allongée. L’ouverture approche... « C’est les premiers qui ont tout, les derniers ils n’ont rien, c’est toujours les mêmes », se plaint un groupe de femmes au milieu de la file. Une demi-heure plus tard, le surnommé « Barracuda », vigile bénévole, laisse entrer les client.es. Cinq par cinq, c’est la règle. Les poussettes, cadis et enfants sont entassés dans le sas. Interdits d’entrée. Dans la boutique, c’est l’empressement. Les sacs débordent.
L’archi-discount, sauce Carrefour
Retour un an en arrière. L’association La Pioche mobilise les habitant.es du quartier autour de l’idée d’une épicerie solidaire. Très vite la mairie impose un partenariat avec le Pacte 59 [1], une filiale associative de la fondation Carrouf’, laquelle finira par les éjecter du projet (voir interview). Fin mai 2008, le local rue André Gide ouvre ses portes.
Ce sera donc l’épicerie du Pacte 59. Un supermarché pour pauvres, soigneusement sélectionnés, sur Lille-Sud uniquement. Après vérification d’un niveau de ressources suffisamment faible par la mairie de quartier, les Rmistes, sans-emplois et salarié.es précaires se font délivrer une carte. Y figurent les coordonnées personnelles, le jour de passage (une fois tous les 15 jours), la photo et le montant des courses autorisé, calculé au centime près. 600 personnes bénéficient du droit d’entrée, mais les besoins sont bien plus grands... [2] Circonstances idéales pour mener une belle affaire : recycler les restes des magasins en les revendant à bas prix à celles et ceux qui crèvent la dalle. Le cynisme de Carrefour-Lomme va jusqu’à comptabiliser les 62 tonnes mensuelles léguées à l’épicerie, dans le « poids total des déchets valorisés » de son hypermarché [3]. Économie des frais de déchetterie à la clef !
Récupérés gratuitement, les produits « périmés » sont effectivement tous des produits « hors contrat commerciaux », traduit en termes diplomatiques le président du Pacte 59, M. Nanin. Soit des produits proches de la date de péremption ou qui l’ont dépassé, mais qui restent consommables. « On éduque les gens à faire la différence entre « à consommer jusqu’à », date bloquante, et « à consommer de préférence », suivant les produits, cela peut aller jusqu’à 18 mois. » Raison pour laquelle on y trouve des conserves qui remontent à mai 2007 ! Les salariées tentent de nous rassurer : « qualitativement ils n’ont aucun problème ». Pourtant dans la file d’attente, une rumeur circule. « Des enfants sont tombés malades, il faut faire très attention aux dates. »
Être vigilant sur les dates, les prix, les règles établies par le personnel : consommer dans cette épicerie n’est pas simple. Malgré l’impression de liberté et de choix que dégagent les allées garnies, l’affaire ressemble davantage à un petit régime autoritaire, teinté de paternalisme.
La méfiance à l’égard des « quelques tricheurs » justifierait la mise en place d’un règlement strict. Exemple parlant, la carte nominative : une seule personne par famille est autorisée à venir une fois tous les 15 jours. « Si la personne est malade, c’est perdu ! ». Idem en cas d’oubli ou de perte de la carte...
Puis, interdiction de dépasser le montant du budget autorisé. « [Les familles] doivent acheter autant à chaque visite [...], si elles dépassent leur budget, elles sont punies, elles sautent une visite. » Rebelote pour un mois de diète. Un règlement sévère, mais qui s’inscrit dans une logique « d’éducation du consommateur » nous rassure M. Nanin. Hautain et méprisant, il poursuit : « C’est un côté éducatif, elles sont obligées de compter. [...] L’objectif c’est pas de les cocooner, c’est pas de faire à leur place, c’est de les mettre devant leurs obligations. »
Et la barre est haute. Le calcul des prix est un véritable casse-tête. Dans les rayons du magasin, tous les produits sont affichés au prix réel. La remise de 80 % est faite à la caisse, ainsi « ils se rendent compte que la vie est chère », explique une salariée. À cela s’ajoute les « produits budget » et les « produits hors budget », les « prix nets », les produits rationnés, les promotions...
Ma petite entreprise
Une épicerie qui fonctionne comme une réelle entreprise, avec des tâches, des responsabilités, un patron, des chefs et des sous-chefs. Seule différence, sous couvert de « solidarité » et « d’insertion » : le bénévolat. Mises à part les deux salariées, le reste de l’équipe travaille gratuitement ! Ils ont été sélectionnés sur CV et entretien, car « c’est vraiment du boulot ». « Au départ, ils viennent pour trois demi-journées par semaine, puis en fin de compte, ils viennent beaucoup plus, ils deviennent accro ! ».
La machine fonctionne très bien, se félicite le président : « Ils ont tous une partie du magasin dont ils sont responsables. (...) Je fais des formations d’hygiène, etc. On les éduque pour que le travail soit bien fait. Et je suis hyper surpris de la qualité du travail qu’ils font. En plus, il y a un esprit de groupe. Ils ont trouvé une raison de vivre. » Ça fait chaud au cœur mais ça ne nourrit pas, ou peu... une fois par semaine les bénévoles gagnent le droit de faire une course de 10 euros.
Mais pourquoi s’investir autant, si ce n’est l’espoir de décrocher un jour ou l’autre, un réel emploi. Les deux salariées le savent bien. Elles sont aussi passées par la case bénévolat, avant d’enchaîner deux CDDI [4], et de finir par gagner le gros lot : le CDI à une heure et demi de route de chez elles. « Le bénévolat représente une première formation pour les filles, pour aller ensuite travailler dans d’autres magasins », nous dit l’une d’entre elles. Comme travail sous-payé, difficile de faire mieux !
Détournement des mots et des bonnes volontés, l’épicerie « solidaire » crée l’illusion. L’illusion d’un réel supermarché où les produits sont dépassés, l’illusion du retour à la dignité en faisant payer des marchandises données... Au fond, il s’agit de garder les masses affamées dans un système de consommation bien huilé, de gérer la misère et d’alimenter les liens de dépendance - plutôt que de solidarité.
Photo Julie Rebouillat, http://www.contre-faits.org/
Épicier... carté UMP !
En plus d’être particulièrement écœurant dans son discours d’éducation des pauvres, Patrick Nanin figurait sur la liste UMP aux dernières élections à Hénin Beaumont. Le 23 février, la Voix du Nord lui rendait hommage : « Une part belle a été réservée à la société civile puisque le passionné Patrick Nanin, qui veille aux destinées du PACTE 62, sera, et ce n’est pas neutre, le numéro trois de la liste ». Plus value « citoyenne » pour Carrefour, plus value « sociale » pour l’UMP... De qui l’épicerie est-elle solidaire ?
[1] L’association de Carrefour possède déjà onze boutiques dont deux à Liévin et Hénin-Beaumont.
[2] Environ le double de Rmistes à Lille-Sud...
[3] « Grande distribution : valoriser les déchets et le faire savoir », Voix du Nord, 12/06/2008.
[4] Des « CDD d’insertion ». Au menu : perte des indemnités de fin de contrat en cas de licenciement pour le salarié, exonération de charges pour l’employeur. Un contrat pour les « entreprises d’insertion », statut des épiceries du Pacte 62, que M. Nanin cherche à obtenir pour Lille-Sud.