Pour le patronat, tout se paye. Le silence, comme l’illégalité. Pour vivre tranquilles, il ne suffit pas aux Mulliez de se planquer à Croix, en Suisse ou en Belgique. Il leur faut acheter les services fiscaux, les médias et user des pressions judiciaires...
Chaque année, le groupe Mulliez sort son carnet de chèques. Pour la pluparts de ses sociétés, les comptes ne sont pas communiqués ou sont tronqués et partiels [1] . L’amende à régler au fisc pour non publication des comptes d’une société ? Une grosse blague que les Mulliez sortent à l’apéro : 1524,50 euros, somme doublée en cas de récidive (sic). Jusque là, la facture est plutôt légère.
Pour acheter le silence, le clan a dû mettre le paquet : achat de nombreux hebdomadaires catholiques comme La Croix du nord, et surtout « investissement » annuel de 330 millions d’euros dans la pub (1er annonceur français). Outre le lavage de cerveau en direction des citoyens-consommateurs, ces millions d’euros permettent de clouer le bec aux médias, aux journalistes, aux maisons d’édition...
Du côté de La Voix du Nord, selon nos informations, 55 millions d’euros proviennent des annonces publicitaires, sur 162 millions de chiffre d’affaire annuel. La part provenant des Mulliez est-elle de 5, 8 ou 12 millions d’euros ? [2] Peu importe, c’est largement suffisant pour qu’un million et demi de lecteurs journaliers boivent du petit Mulliez depuis des années.
Les Mulliez sont « extraordinaires »
À quelques rares exceptions près, les papiers de La Voix sont à la gloire du clan Mulliez, de ses hypermarchés, de ses stratégies, de son histoire. Les exemples sont légion. Pris au hasard : « Décathlon, c’est l’une des plus belles étoiles de la galaxie Mulliez. Trente-deux années de success story » [3]. Récemment, lors des quarante ans d’Auchan Englos, c’était « la révolution Auchan », « une révolution culturelle » [4]. Le quotidien applaudit à chaque ouverture de supermarché, les interventions des barons Mulliez sont chéries par un papier. Lorsque le grand chef se décide à passer la main, le 12 mai 2006 La Voix fait péter le champagne dans une longue interview, « Gérard Mulliez : bilan d’une épopée extraordinaire »...
Parfois, il s’agit de se faire entendre, lorsque des journalistes ne suivent pas la règle : « les Mulliez sont nos amis ». Et les menaces [5] peuvent être mises à exécution : lorsque Gérard Mulliez et deux hauts cadres d’Auchan furent condamnés dans l’affaire Destrade, une histoire de financements occultes de la grande distribution vers le PS, la presse a longtemps esquivé le sujet... Quand La Voix du Nord se décide à en faire état, le groupe Mulliez entreprit alors des coupes drastiques dans ses investissements publicitaires durant plusieurs années [6]. Mais depuis, Gérard et ses copains ont été blanchis en appel par la « justice » en 2006, et tout est rentré dans l’ordre.
Auto-censure consentie
Inutile de dire que les deux livres sortis récemment n’ont pas eu la vie facile. Le secret des Mulliez s’est vu refusé par toutes les grandes maisons d’édition, qui craignaient les procès. Lors d’un entretien avec l’auteur Bertrand Gobin, Gérard Mulliez lui met la pression : « Si vous publiez ce livre, vous souffrirez dans votre chair, vous serez mort financièrement » [7]. L’écho dans la presse nationale est assez conséquent, mais La Voix attendra cinq mois avant d’évoquer succinctement sa parution [8] . Avant la sortie, un journaliste avait pourtant réalisé une longue interview de B. Gobin : celle-ci est mise en page, prête à partir pour l’impression, puis mise au placard !
Le second, La richesse des Mulliez, a entraîné l’assignation au tribunal de son auteur B. Boussemart par Gérard Mulliez, qui tentait d’interdire la parution. Perdu. Mais ce livre a eu beaucoup moins d’échos. Il faut dire que l’auteur se dit marxiste... « J’ai contacté 7-8 maisons d’édition, personne n’en voulait. Je suis même allé aux éditions de La Voix du Nord. Mais il y avait trop d’intérêts en jeu pour eux. Ils m’ont dit : on ne peut pas publier ça en l’état, c’est trop à charge. » Quant au traitement par la presse, il fut bien timide... « J’ai de bonnes entrées dans Le Monde, eh bien rien dans Le Monde ! Rien ! ». Quant à La Voix, lors de la sortie, elle s’est fendue d’une toute petite note de lecture... très soft ! Selon B. Boussemart, c’est valable pour toute la presse : « Management sectaire, exploitation féroce... Tout ça n’est pas dans les papiers ! Pourtant moi j’annonce la couleur, c’est bien l’exploitation du travail... »
Pour un journal comme La Voix, et pour bien d’autres, il ne s’agit plus de censure. D’après B. Boussemart, « ce n’est pas qu’ils se font acheter, c’est qu’ils sont tellement sur des marchés publicitaires où les gens vivent avec eux, que c’est tout naturel, c’est presque de l’auto-censure. Les gens, lorsqu’ils vous font bouffer, eh bien vous ne les tuez pas ! » D’ailleurs, les Mulliez ont trouvé plus simple, en débauchant plusieurs salarié-es de La Voix pour le service com’ de Décathlon. Jusqu’à nommer un ancien du quotidien, M. Croccel, directeur de la propagande de Décat’ International. Qui a dit que les journalistes étaient des vendus ?
[1] Les cinq SCA n’ont pas publié de comptes depuis leur création. Des entreprises comme Décathlon n’ont rien publié entre 2000 et 2006, les 3 Suisses n’ont rien lâché depuis 2004, Midas fait le mort depuis 2001, etc.
[2] Les directeurs de la publicité, M. Lepez, et du marketing, M. Alsac, ne nous ont logiquement pas répondu.
[3] Le 20/09/08, La Voix s’extasie sur Décathlon, parti « à la conquête de l’Ouest » et qui « n’aura jamais cessé d’innover ».
[4] Le 23/03/09, La Voix se souvient que les consommateurs « arrivaient par les champs, les chaussures pleines de boue », puis que « le centre commercial a grandi et a constitué la maternité de quantité d’autres très belles enseignes ».
[5] Selon un ancien de Nord Éclair, Maurice Delcroix, « la grande distribution ne se privait jamais de nous rappeler qu’elle était un annonceur important ». À ses débuts, lors d’une grève à Auchan Roncq, le directeur lui avait simplement proposé de ne rien publier, le menaçant de couper les budgets publicitaires. Source : Le secret des Mulliez, Bertrand Gobin.
[6] L’Express, 4/10/07, « Le vrai pouvoir de la Voix du Nord ».
[7] Le Monde, 08/07/06, « Le livre qui irrite le patriarche d’Auchan ».
[8] Voir note 6