Lâchée par les élus, contrôlée par l’Europe et concurrencée par les industriels, la pêche artisanale se noie à Boulogne. Elle tente de survivre et de se mobiliser mais le rapport de force n’est pas en sa faveur. De cette débâcle, le Front national essaye de faire son beurre.
La pêche est l’un des secteurs les plus touchés par le désastre écologique en cours. La faute à la pêche industrielle qui vide les océans. Les scientifiques, notamment ceux du bien nommé Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer* [1]), tirent régulièrement la sonnette d’alarme concernant « l’état des stocks », tandis que sur les quais boulonnais, la quantité de poisson débarquée est de plus en plus faible. Dans ce monde d’après-abondance, l’heure est au rationnement et aux quotas. La foire d’empoigne peut commencer.
Bataille navale et guerre sur les quais
« Ce sont les étrangers qui pillent notre poisson », répète Émilie, excédée. Même discours chez les chalutiers qui accusent les navires « étrangers » – et notamment les senneurs* hollandais, leaders de la pêche industrielle. À propos de la senne danoise*, Thierry explique : « On voulait avoir une étude d’impact sur ses conséquences sur les zones. Ce sont des irresponsables qui ont lancé ce métier ». « Il me faudrait six ans pour faire leur pêche annuelle », appuie-t-il encore. En effet, cette technique vide les fonds marins, les rendements sont énormes et sur la criée le poisson des senneurs défie toute concurrence. En janvier dernier, devant ce pillage, fileyeurs et chalutiers boulonnais ont bloqué l’accès aux quais à ces gros bateaux qui sont une vingtaine à débarquer leur pêche au quai Loubet.
Derrière les accents chauvins, c’est la pêche industrielle et ses passe-droits qui sont en cause. Les grosses sociétés hollandaises rachètent des permis d’exploitation pour pouvoir travailler dans d’autres zones. Ainsi la senne danoise a glissé progressivement du secteur sud de la Mer du Nord à la Manche (zone exploitée par les Boulonnais). Qui plus est, ces sociétés concentrent leur effort de pêche sur les espèces non-soumises à quota, comme le Rouget-Barbet ou l’Encornet. « Ils ont trouvé la poule aux œufs d’or », lâche Olivier Leprêtre, président du Comité régional des pêches. Sur les étals de poissonniers, plus moyen de trouver du Rouget-Barbet.
La Marée et la Région enterrent la pêche
Les mareyeurs* sont les négociants qui achètent et revendent le poisson à la criée ultra-moderne de Boulogne. Parmi les sociétés de mareyage qui tirent les ficelles, celle d’Unipêche, dirigée par Jacques Wattez, baron local et propriétaire du club de football. Lors du blocage du port en janvier, il a réuni à la capitainerie la préfecture et la Région pour « trouver des solutions ». Dans la presse, il agite le spectre du licenciement en se justifiant : « On nous pique les marchés » [2]. Sur les quais, les pêcheurs l’ont dans le viseur, et l’un d’eux s’énerve : « C’est lui qui a fait venir les gros bateaux, il nous démolit et il est cul et chemise avec la Région ».
En effet, la Région est propriétaire du port. Elle s’est empressée de venir faire la morale libérale aux bloqueurs : interdiction d’entraver la circulation des marchandises. Le message était clair pour les pêcheurs, qui résument : « On est amenés à disparaître. Ils ne vont pas s’emmerder avec nous. Et ils nous disent : si vous mourrez ne faites pas trop de bruit ». Reste Frédéric Cuvillier, ancien maire de Boulogne-sur-Mer et actuel ministre de la pêche. Soucieux de ménager sa popularité locale, il conduit une politique qui peut se résumer ainsi : « Expliquez ce dont vous avez besoin, je vous apprendrai à vous en passer ».
Bureaucratie européenne
L’Europe y va de son grain de sel. « La Commission nous fait faire n’importe quoi », explique Olivier Leprêtre, avant de commencer le listing de toutes les restrictions européennes. En premier lieu, les quotas qui visent à limiter les prises. Déclinaison nationale du Taux admissible de capture (TAC), les quotas sont proposés par la Commission européenne et adoptés pour l’année suivante, par espèce, par stock et par zone. Au total, trente-cinq espèces de poissons sont rationnées [3]. À cela s’ajoute des mesures complémentaires qui viennent réduire le nombre de bateaux et les zones de pêche. « Cette année, cinq chaluts et deux fileyeurs vont être détruits », souligne O. Leprêtre.
Autre mesure : des bateaux scientifiques effectuent régulièrement des prélèvements pour comptabiliser la ressource. « La zone de pêche peut être fermée pendant quinze jours en attendant qu’ils refassent des analyses », note Thierry. De cette gestion découle des aberrations. « Ça nous arrive de rejeter une bonne pêche à la mer car la zone est soudainement déclarée interdite. » Les pêcheurs ne doivent pas dépasser 20% de cabillaud dans un filet. Le surplus est rejeté à la mer. Pareil si le poisson capturé est trop petit. Mais le poisson rejeté à la mer est souvent déjà mort, et ne permet pas la reconstitution des stocks halieutiques.
Les autorités européennes vont plus loin. « La Commission a mis au point la dernière arme pour tuer la pêche », explique Olivier Leprêtre. C’est la politique du « zéro rejet » : ramener tous les rejets à terre pour en faire de la farine à destination de l’aquaculture. « On nous demande de ramener les rejets, mais on n’est pas payé pour ça. Moi je ne connais personne qui accepte un travail supplémentaire sans être payé », avertit-il.
Fish and flics
La gestion bureaucratique des activités de pêche génère une surveillance incessante, en mer comme sur les quais. Taille des poissons capturés, taille des filets, quantité pêchée pour chaque espèce : tout est contrôlé. Les affaires maritimes de Boulogne, la marine nationale, la douane, la gendarmerie participent également à ce flicage global des marins. « On est suivi tout le temps par satellite, on a pas intérêt à se tromper de zone, nous confie Thierry. C’est du harcèlement, on n’a plus la liberté de notre métier ». Les services de contrôle, en plus des vérifications de terrain, reçoivent en temps réel les infos des bateaux. Aujourd’hui, une cabine de pêcheur ressemble de plus en plus à un cockpit suréquipé. N’importe quel quidam peut même suivre en temps réel n’importe quel bateau en consultant le site internet marinetraffic.com.
Le FN a le vent en poupe
Dans ce contexte, pas de surprise à voir le FN draguer sévère sur les quais. Marine Le Pen l’a bien compris en venant en décembre 2011 pour sa campagne présidentielle. Directeur du port et syndicats l’ont accueillie à bras ouverts et lui ont servi le café. Ce jour-là, un syndiqué de la CFDT s’adresse à elle : « Je suis très content de vous voir aujourd’hui ! Je ne sais pas pourquoi, mais je suis très content ! » [4] C’est sur ce « je ne sais pas pourquoi » que le FN joue sa partition nauséabonde. Les vraies questions sont évitées : peu importent les nationalités, les petits pêcheurs sont tous dans le même bateau. Un bateau qui prend l’eau, lesté par les industriels et les politiques.