Se prostituer est une violence. La violence d’une nécessité économique : faire de l’argent. La violence d’une domination masculine : les femmes sont les victimes privilégiées de ces trafics qui assouvissent en majorité des hommes. La violence des corps qu’on force à céder sans désir ni plaisir. La violence de lois répressives et des flics qui les font appliquer : stigmatisations, humiliations, agressions, sont des souffrances quotidiennes. Dans ce tumulte glauque et révoltant, nous avons voulu recueillir les mots des premières concernées : les femmes qui font le tapin.
La prostitution, si elle n’a pas toujours eu cette forme clandestine et secrète, a toujours reposé sur une domination économique et masculine. À ces deux oppressions, les religions monothéistes ont superposé la chape du jugement moral (sur les femmes et les clients). Elles ont généré de manière plus large, des tabous et des interdits sur la sexualité. Nos sociétés baignent encore dans ces archaïsmes : vision de la femme en tant que sainte ou pécheresse (mère ou putain), hétérosexualité du couple, sexualité de procréation et pas de plaisir, virginité au mariage, amour pour la vie, etc. En même temps, jamais le sexe n’a eu autant de supports (magazines, Internet, pub, clip, télé, porno etc.). Cette situation est à questionner, car elle génère aussi des besoins et des frustrations auxquelles la prostitution vient répondre. Sans discours émancipateurs sur la sexualité, elle est livrée aux normes des moralistes et aux dérives commerciales des marchands.
Il n’existe pas non plus une forme de prostitution mais plusieurs. Il y a d’une part, des êtres humains asservis à des réseaux et des macs qui font des profits faramineux sur une marchandisation des corps à l’échelle mondiale. Ces derniers rêvent d’une réglementation pour devenir des patrons comme les autres, des exploiteurs de misère. D’autre part, il y a des personnes indépendantes, qui peuvent tenter de s’organiser en petits groupes pour veiller à leur sécurité ou réclamer des droits. Notre enquête porte plutôt sur cette minorité. Car si la nécessité de lutter contre la traite et l’exploitation marchande des femmes doit s’imposer comme une évidence, la reconnaissance des droits (sécurité sociale et retraite, car les prostituées paient des impôts) est souvent un sujet plus polémique.
Nous avons enquêté sur la prostitution à Lille, auprès d’acteurs locaux et des prostituées que nous pouvions rencontrer. Nous nous sommes
tourné-es vers les deux associations lilloises dont c’est le champ d’action : Le Mouvement du Nid, catholique, et le Groupe de Prévention et d’Accueil Lillois avec son groupe de parole « Entr’acte ». De même, nous ne pouvions passer à côté de la création récente d’un syndicat du travail sexuel à Paris. Nous avons voulu cerner les débats qui divisent sociologues, féministes, intellectuel-les, dans des débats interminables, parfois en rupture avec l’urgence sociale exprimée par des prostituées.
Les paroles recueillies lors de notre enquête n’ont pas la prétention d’être exhaustives. Nous sommes conscient-es que derrière ceux et celles qui nous ont répondu, il y a un monde de silence. Que les personnes qui nous ont parlé l’on fait parce qu’elles en sont capables. Un tel sujet nous laisse forcément un goût d’inachevé. Nous aurions voulu parler des réseaux mafieux, difficiles à approcher ; des bars à hôtesses de la métropole, façades légales aux coudées franches ; du caractère transfrontalier de notre géographie entre la Belgique et la Hollande, où la prostitution est légale ; des clients, dont la pénalisation ne règlerait pas le fond du problème. Nous ne pouvons
tout aborder ici et maintenant. Nous y reviendrons sûrement.
L’enjeu actuel est de changer les regards sur la prostitution et les prostitué-es, de replacer le combat contre la prostitution non pas contre ceux et celles qui la subissent, librement ou non, mais contre ce qui l’engendre : patriarcat et capitalisme. Sans discours émancipateurs face à la domination masculine ou face à l’ordre marchand, la prostitution trouvera toujours un terreau pour prospérer. Autant de questions humaines et sociales à se réapproprier pour abolir l’exploitation des corps.
Sources, et pour aller plus loin...
La prostitution de rue, un métier comme les autres ? Stephanie Pryen Sociologie des groupes professionnels sous la direction, Didier Deamzière et Charles Gadéa, La découverte 2009.
Prostitué(e)s, quand la clandestinité du tapin met les travailleuses du sexe en péril par Yves Pagès dans La France invisible sous la direction de S. Beaud, J. Confavreux, J. Lindgaard, La découverte 2006.
Le Désir et la Putain : Les Enjeux cachés de la sexualité masculine, Antonio Fischetti. Chantier Prostitution, Vacarmes numéro 46, hiver 2009.
Le Prisme de la prostitution, Gail Pheterson, L’Hamattan.
Dictionnaire critique du féminisme, article "prostitution", ouvrage collectif, PUF.
King Kong théorie, Virginie Despentes, GRASSET.