Officiellement, la France est abolitionniste. Mais paradoxalement, elle tend d’un côté vers le règlementarisme, puisque l’argent des prostituées est soumis à l’impôt avec une estimation du nombre de passes. De l’autre, vers le prohibitionnisme, comme en atteste la loi Sarkozy de 2003 contre le racolage passif et l’expulsion des personnes étrangères qui en sont accusées. La prostituée devient délinquante alors même que son activité renfloue les caisses de l’État. En bref, j’ai le droit d’être bûcheron mais j’ai l’interdiction d’abattre un arbre ! Cette loi génère le déplacement des personnes prostituées vers des lieux plus excentrés. Elle augmente les risques de violences et la peur de se tourner vers les structures sociales en cas de besoin... La conséquence première d’un régime prohibitionniste, c’est la stigmatisation et la précarisation de l’activité.
L’absurde politique en matière de prostitution se justifie par des considérations morales. Prétextant que cela conduirait à légitimer l’activité, les prostitué-es sont exclus de toute protection sociale : pas de sécu, pas de retraite, pas de protection judiciaire... Pour autant, ces idées pieuses sont rapidement balayées quand il s’agit de taxer la prostitution comme une activité salariale « normale ». Les prostituées sont au final victimes dans l’exploitation, délinquantes dans la pratique. Et condamnées à l’isolement, car quiconque « aide et protège la prostitution d’autrui » se voit accuser de proxénétisme.
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Le client, éternel absent des législations, ne racole t-il pas ? À l’instar de la Suède, la France pourrait considérer que c’est en supprimant la demande qu’on éliminera l’offre. Cela déplacerait, pour une fois, la stigmatisation et les poursuites vers les clients. Mais si la répression semble plus juste en s’attaquant à eux, elle a toujours pour effet de marginaliser l’activité, non de l’abolir.
Abolition et reconnaissance difficile alliance
Dans une société idéale, personne n’aurait besoin de se prostituer pour vivre. Personne n’aurait le pouvoir d’acheter la disponibilité corporelle d’une personne. Ni la facilité morale de le faire parce qu’il vit dans une société où le corps d’une femme est un objet destiné à satisfaire les désirs « irrépressibles » des hommes. Une fois posée une abolition de principe, le problème reste entier quant aux moyens d’y parvenir.
Doit-on lutter en priorité contre la prostitution ? Au risque alors de se désolidariser de fait des personnes qui l’exercent tous les jours et qui continueront, elles ou d’autres, de le faire tant qu’elles auront besoin d’argent pour vivre et seront sans autre alternative. Les laisser dans l’ombre, marginalisées sans droits ni protection, serait finalement les laisser dans la pire des prostitutions.
Doit-on au contraire lutter pour la reconnaissance de leur statut et de leurs droits ? Pas sûr non plus, car ce serait cette fois au risque de tomber dans les travers d’une réglementation légale. La prostitution serait un travail comme les autres, le proxénète qui en tire profit un patron comme les autres, le client un usager comme les autres et la passe un service comme les autres. Et puis, partant de là, à quand une injonction du Pôle emploi à passer un entretien dans la prostitution pour ne pas se voir supprimer son RSA ?
La question reste entière et (nous) divise. Notamment au sein du mouvement féministe et particulièrement en 2003 lors de l’instauration
de la loi sur le racolage passif. Les féministes étaient toutes mobilisées contre cette loi. Mais certaines insistaient sur l’impossible reconnaissance de la prostitution en tant que métier [1], d’autres « oubliaient » en revanche d’insister sur les droits des personnes prostituées [2]. Conflit avec d’autres féministes qui pointent la stigmatisation de l’activité comme son principal problème. Et surtout rendez-vous manqué avec les prostitué-es. Elles et ils prônaient une prostitution reconnue et visible, allant jusqu’à lutter, souvent pour son acceptation comme métier [3] et parfois pour une solution règlementariste [4]. Bien entendu dans la presse on a quasiment pas entendu les premières concernées, ni celles qui se prostituent ni celles qui en sont sorties.
Gros Mot
Le terme « prostitué » vient du latin prostituere qui signifie, « mettre
devant, exposer au public ». Il apparaît pour la première fois, selon le Dictionnaire historique de la langue française, en 1956 mais est utilisé couramment depuis 1930. Employer ce terme laisse suggérer que les personnes en situation de prostitution se définissent par leur activité. Ce qui n’est le cas pour aucun « travail », mais d’autant plus injustifié alors que la prostitution est presque toujours subie. Sociologues et travailleurs sociaux parlent alors souvent de « personnes prostituées ». Cela fait de « prostitué » un qualificatif parmi d’autres, un attribut dynamique pouvant être de ce fait temporaire. Plus une appellation qui fige sur la personne la réalité d’une situation à laquelle elle est confrontée à un moment donné. En même temps cela peut contribuer à dénier toute capacité d’action à la personne prostituée, comme si elle l’était toujours malgré elle. Quoiqu’on en pense, cela va à l’encontre de ce que certaines personnes revendiquent comme un choix. Pour des raisons stylistiques, nous employons plus souvent dans l’enquête le terme « prostituées », féminisé, mais souhaitons attirer l’attention, une fois n’est pas coutume, sur l’importance du choix du langage, jamais neutre.
[1] Voir à ce propos le site www.sisyphe.org, très complet sur la question.
[2] Comme ce texte sur le site des chiennes de garde http://www.chiennesdegarde.com/article.php3?id_article=92
[3] « sex work is work » table ronde avec Malika Amaouche, Cadyne & Ava Caradonna propos recueillis par Caroline Izambert, Gaëlle Krikorian & Isabelle Saint-Saën, de la revue Vacarme 46, hiver 2009
[4] Comme c’est le cas du Strass