– Ça va, c’est confortable ?
On ne peut briser un tabou qu’avec une réelle volonté d’en découdre. Ne pas parler du viol, c’est maintenir la tête sous l’eau à celles qui voudraient s’emparer du sujet. Peut-être faudrait-il commencer par reconnaître que nous sommes toutes et tous concerné-es. Essayez de sonder votre entourage masculin, pour voir... Dans le nôtre, bien peu avaient eu des discussions autour du viol et des mécanismes d’occultation qui se perpétuent.
Certains amis ne parlent du viol que pour commenter les scandales médiatisés. D’autres ont eu leur lot d’amies qui se sont confiées... mais n’en ont pas discuté pour autant avec d’autres personnes, n’ont pas cherché à s’impliquer, ni à prendre parti. Un copain me fait remarquer de toute son ironie que « quelque part, c’est normal, on n’a pas envie une seconde de se sentir concerné. En parler ça veut dire qu’on accepte de dire que ça nous regarde. On se sent fautifs, direct ». À un autre ami je confie l’objet de l’enquête, et combien décrire la terrible banalité du viol est difficile. Il me regarde, abasourdi, avant de réagir : « Mais non, le viol ce n’est pas du tout quelque chose de banal... enfin ! C’est très grave... les violeurs sont haïs par la société toute entière, même en prison les mecs ils sont détestés. » Il n’a pas tort, mais oublie que l’acte est aussi grave que répandu. Les viols ne se comptent pas en nombre de plaintes. La très grande majorité des violeurs ne passe pas devant un tribunal.
Les cas restent isolés
À la réflexion, les médias, y compris la télé, n’aident pas du tout. Le viol est uniquement envisagé comme synonyme d’horreur absolue. On a beau décrier les mises en scène, qu’il s’agisse d’un reportage sur le tueur de l’est parisien, ou d’une « affaire » à la sauce DSK, la catharsis opère. Elle empêcherait aux uns de commettre, aux unes de subir ? Le fait de ne traiter que les « affaires » de viol et jamais du viol en tant que tel ne permet à aucun moment la désacralisation de l’acte, qui reste ainsi seule œuvre du démon – ou de l’imaginaire de la victime, quand le crime est trop « propre ». À gober tant de pages et d’images, on ne cherche pas les fondements, les racines profondément ancrées dans notre quotidien. On est bousculé le temps d’une émotion puis on sort purgé en fin de reportage, l’esprit frais et soulagé. Et on réagit dans la vraie vie comme devant son écran : on y pense deux minutes, puis on préfère laisser de côté. La déresponsabilisation générale opère. Et le silence règne.
L’inaction justifiée
Comme le dit Michel [1], « prendre parti et protéger les victimes de leurs agresseurs, c’est pas toujours facile face à la politique de l’autruche qui existe partout : si tu sais, mais que tu ne fais rien, t’es un salaud ; alors tu préfères ne même pas savoir. En même temps c’est vrai que si t’ouvres ta gueule, ça fout la merde et tu gâches la fête ». Ben oui, ce serait trop bête de gâcher une si belle amitié ! Après tout c’est eux que ça regarde, non ? S’immiscer dans la vie des autres, c’est mal vu... Et puis on ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé. On repousse les confidences, on n’en veut pas. Qui veut apprendre que tel bon ami a commis un viol ? Que telle amie a été victime de ça ? Pourtant, dans la très grande majorité des cas, le violeur est une personne proche voire très proche de la victime, socialement intégré, psychologiquement stable. Monsieur-tout-le-monde, quoi. Condamner à voix forte une affaire « publique », sans pour autant devenir vigilant à son entourage, participe au frein de la confidence... Le privé est politique, certes, mais toujours dans le slip des autres.
De l’écoute stérile à la négation de la parole
Certaines femmes sont marquées au fer rouge de remarques qu’elles ont pu se prendre dans la gueule quand elles ont tenté de briser le silence : « T’appelles ça un viol, t’es sûre ? » ; « Vous vous êtes tournés autour quand même pendant cette soirée, non ? » ; « Vous étiez en couple depuis longtemps, peut-être il s’est pas rendu compte que t’avais pas envie » ; « Peut-être qu’il t’a pas vu pleurer » ; « T’as dit non ? » ; « Faut dire que tu t’étais faite toute belle et tout, ce soir-là... » ; « T’as pas du tout aimé ? » ; « Le pire, c’est qu’il ait trompé sa copine » ; « Il t’a abusée, je veux bien, mais il t’a pas violée » ; « Si ça avait été quelqu’un d’autre, il finissait la gueule dans le caniveau » ; « Ça fait longtemps, vos histoires-là, ça te dirait pas de venir à la prochaine soirée ? » [2]… Quand la première réaction n’est pas de mettre en doute la parole de la victime (un viol, c’est trop grave pour être vrai), on cherche à s’extérioriser, toujours plus. On aurait tellement préféré ne « jamais rien savoir », et on reproche à son amie la zizanie qu’elle sème. On lui explique qu’on ne « prend pas parti » : on souffre déjà tellement à l’idée que ce super pote ait fait ça ! Ainsi on va tout continuer comme avant, voir peut-être ce super pote d’un œil sensiblement différent, mais surtout ne pas parler de ça et rire comme avant. Surtout c’est très important de tout faire comme avant.
Tu es concerné
Chercher toujours à rester extérieur à « ces histoires », c’est isoler les victimes et laisser les violeurs tranquilles. Comment prétendre ne pas être concerné ? Si on parle d’environ 75 000 femmes victimes de viols par an, tu es forcément concerné, tu as forcément quelqu’un dans ton entourage qui, s’il n’a pas commis de viol, en a subi un. C’est peut-être moins en dévoilant un par un les sombres faits qu’en étant, au quotidien, attentif et réactif aux gestes et aux esprits sexistes qu’on préviendrait des viols. Il y a l’acte en lui-même, et il y a tout le climat qui permet que ce soit caché, que tu ne sois pas aux aguets. Peut-être sans vouloir le reconnaître ou sans t’en rendre compte, tu participes à un climat qui peut être propice à ce que se développent certains comportements qui vont aboutir à un viol.
[1] Pseudonyme, cf. article « Épouvantables épouvantails ».
[2] Aucune citation n’est inventée.