En amont de la journée du 8 mars, des centaines de personnes se sont rassemblées dans les rues de Lille le samedi 6 mars pour défendre leurs droits et dénoncer le système patriarcal. Étudiant.es, syndicalistes, travailleur.ses, musicien.nes et bien d’autres ont défilé avec détermination. Autant de visions du féminisme qui s’entrechoquent.
Le rendez-vous est donné à la porte de Paris. À Lille, 1200 personnes (selon le décompte de La Brique1) répondent présentes à l’appel du Collectif 8-mars2 à l’occasion de la journée internationale pour les droits des femmes (on lui préférera la version plus inclusive de « journée de lutte contre le patriarcat »). Il s’agit surtout de femmes3 âgées de 20 à 35 ans, parfois venues avec leurs enfants. Pour l’heure, les pancartes en carton se balancent contre les mollets en attendant le départ.
Les vieux de la vieille
La foule se met en mouvement et s’élance dans la rue Pierre Mauroy. Les deux batucadas commencent à faire résonner les percussions, l’ambiance devient festive. Les drapeaux et les pancartes se lèvent dans un même mouvement. C’est le moment de faire front. De nombreuses associations ont également répondu à l’appel. C’est le cas du CIDFF4 ou du planning familial, très investies sur les thématiques liées à la sexualité libre ou l’insertion économique des femmes. Elles sont surtout animées par des valeurs féministes héritées des années 70 et 80. Martine, 65 ans, ancienne travailleuse sociale, est convaincue : « il faut défendre effectivement les droits sociaux mais aussi défendre la place de la femme dans la société ». Une vision que partagent d’autres grand.es habitué.es des cortèges : CGT, Ligue des droits de l’homme, FSU et Sud Solidaires. Didier, 60 ans, est membre d’une de ces organisations syndicales. Il récite sa leçon sur le lien entre féminisme et syndicalisme : « Nous, dans notre syndicat, on a des mandats par rapport à ça, l’égalité hommes-femmes, contre les violences faites aux femmes, contre le harcèlement au travail, etc. Pour nous, c’est aussi un combat syndical ». Pas loin de lui, quelques gilets jaunes - qui enchaînent leur 2ème manifestation de la journée – se disséminent dans le flot des marcheur.ses. On devine un élu France insoumise derrière une forteresse de drapeaux rouges et bleus. « Quand je l’ai vu, ma réaction a été : pourquoi être là ? Pourquoi être sous les banderoles de la France Insoumise ? » s’interroge Louise, 25 ans. « Pour moi, c’est de la récupération politique, je n’y crois pas vraiment. D’un autre côté, je me dis que c’est important parce que si les choses doivent bouger, c’est par eux que ça se passe. » poursuit-elle. Les jeunes écologistes sont là aussi, avec leurs pancartes A4 au ton moqueur « Je ne suis pas misandre, j’ai un ami homme ». Autant d’organisations qui ne sont pourtant pas tournées vers les questions féministes à l’origine. Elles affichent désormais l’égalité comme une valeur centrale dans leurs luttes politiques et certaines assument des positions radicales. Alors, purplewashing5 ou réel engagement ?
Nouveaux féminismes, faites place !
Osez le féminisme, l’association habituellement organisatrice de la manifestation du 8 mars, a été beaucoup plus en retrait pour cette édition 2021. Laissant ainsi la place au collectif 8 mars, Chez Violette et Chez Djouheur sont les organisations organisatrices, mettant en avant la non-mixité et l’inclusivité des personnes racisées et LGBTQIA+.
Autre changement pour cette édition : aucun signe de Martine Aubry surement occupée à mieux. Bien qu’elle affirmait « que les droits des femmes ne sont jamais acquis et qu'il faudra toujours se battre »6. Soit, la bataille se fera autrement.
Rue de Tournai, un édifice s’est vu honoré d’un collage tout frais, encore dégoulinant de colle. Le papier mouillé brille au soleil : « les femmes ne vous doivent rien ». Marque du passage du cortège VNR7 et son emblématique banderole sur laquelle trônent deux chiots. On s’y ambiance sur Meryl, les yeux bandés de velours violet et dentelle noire. Elles sont plus jeunes que dans le reste de la marche et s’identifient à une lutte intersectionnelle et décoloniale. Elles souhaitent « un féminisme pour toustes, quel que soit notre genre, notre classe, notre religion, notre nationalité, la situation de nos papiers. Peu importe qui on baise ou pas, gratuitement ou comme taf. Quel que soit notre âge, notre corps, notre poids, notre casier judiciaire. Qu’on soit « valide » ou pas. Sans ou avec enfants. »8 La volonté de créer des cortèges non-mixtes dans les marches questionne Louise qui lui accorde son importance dans les collectifs et associations, mais qui pense que les hommes « ont leur place dans une manif parce que c’est important de montrer qu’ils militent aussi ». Pour Alice, 24 ans, c’est à l’inverse un outil de réappropriation de l’espace militant : « c’est un moment plaisant de réaffirmer qu’on est capables de faire des trucs et une manif vénère sans mecs cis. »9 Les 5000 autocollants aux énigmatiques yeux bleus, imprimés par le cortège VNR, recouvrent peu à peu les vitrines et stations v’Lille. La batucada militante Rythms of Resistance, présente dans de nombreuses manifestations locales, scande « on se lève, on se casse, on vous emmerde ». Non loin de là, on aperçoit aussi quelques pancartes signées par le collectif Nous Aussi 59 qui pose les bases inclusives en indiquant « pas de féminisme sans les putes ». En quelques mots, ces mouvements invitent à réinventer les modèles féministes et leurs représentations dans l’espace public.
Imaginaires féministes en temps de Covid
Les drapeaux arc-en-ciel portés en cape et les habits de licorne semblent encore plus scintillants lorsque tirent les canons à paillettes. Des centaines de ronds dorés flottent plusieurs minutes dans un ciel ensoleillé, recueillent les regards amusés. Les musiques et les chants irriguent de toutes parts et se mélangent parfois en une cacophonie dynamique. « L’ambiance est super. Tout le monde sourit et est heureux d’être là, même si sur les panneaux c’est des trucs horribles qui sont écrits » souligne Manon, 26 ans. Si les messages sont durs et percutants, c’est toujours avec un humour et un décalage que l’imaginaire féministe embrasse également.
Quelques mètres devant Manon, une pancarte interpelle de front notre ministre de l’intérieur « Darmanin bois mon sang » une serviette hygiénique rougeoyante y est accolée. Ce tacle à l’ami Gérald est loin d’être le seul. Il faut dire que l’actualité politique et sanitaire se prêtent à la critique féministe. Cette manifestation n’est pas tout à fait comme celle des autres années. Le contexte a rendu la mobilisation féministe plus difficile au cours de cette année. Alors que les femmes (surtout celles de milieux populaires) ont été touchées de plein fouet. « Stop à la pandémie patriarcale » ordonne une pancarte.
La marche se termine place de la République, guidée par les percussions chorégraphiées de la tête de cortège. Les policier.es resteront à distance jusqu’à la fin. Pour Lupa, 39 ans, venir marcher aujourd’hui a un sens particulier en ce temps suspendu : « ça fait du bien, ça me rappelle le fait d’être vivant. En ce temps de chaos, on est aussi assez isolés les uns des autres, sentir qu’il y a tant de gens, tant de diversité, c’est ça qui me touche le plus ». Cette diversité, est celle des pensées féministes qui s’entrechoquent, tirant parfois vers l’action radicale, tantôt vers une politisation plus traditionnelle. « C’est une manif de féminisme mainstream, dans les clous, mais c’était possible d’organiser un cortège au milieu. On a pu exprimer un truc peut-être plus radical, pas très fort non plus, mais être dedans », analyse Alice, « c’est cool d’être là pour que les personnes voient qu’il y a d’autres formes de féminismes ». D’autres féminismes, moins sages, moins lisses et profondément incompatibles avec le capitalo-patriarcat émergeant. Ils sauront faire entendre leur voix.
Jeanne
Illustration par lunaire
1. Entre 800 et 900 personnes selon la préfecture (ça va, on exagère pas trop…).
2. Le collectif 8-mars est composé de structures lilloises féministes ou engagées pour la cause féministe.
3. Personnes dont l’expression de genre ne m’apparaît pas comme masculine. Il peut s’agir d’individus ne s’identifiant pas comme femme.
4. Le centre d’information sur les droits des femmes et des familles.
5. Désigne l’ensemble des politiques ou techniques de marketing utilisées par les organisations pour se montrer comme ouvertes et engagées sur les enjeux féministes.
6. Citation issue de l’article de C. Rotman, « Martine Aubry ose le féminisme » publié le 21 septembre 2011.
7. Abréviation de « vénère » (« énervé »)
8. Citation issue de l’appel à manifester publié sur Indymedia Lille, le 04/03/2021.
9. Cisgenre, c’est-à-dire dont le genre correspond au sexe assigné à la naissance.