« Violeurs tremblez », « La fin du patriarcat est proche », « Elle le quitte, il la tue ». Des lettres capitales tracées à la peinture noire sur des feuilles blanches. Depuis quelques mois, il est presque impossible de sortir dans les rues de Lille sans tomber sur l’un de ces « collages féministes ». Nous avons rencontré des colleurs.es pour discuter de leur vision du féminisme et de leur mode d’action original.
Comme on peut l’imaginer, certaines réactions face à ces messages féministes sont banalement misogynes et ne manquent pas d’agressivité. Par exemple, cet homme cisgenre qui leur balance un « féministe de merde ! » pendant un collage, et s’en va à vélo, fier de son insulte. Ou cet internaute qui commente « Retournez faire la vaisselle ! » sous une de leur publication Instagram1. Ou bien encore ce flic qui, lors de l’audition libre d’une colleuse qui tentait de lui expliquer l’intérêt de dénoncer la violence conjugale, lui sort « Faudrait peut-être former les gonzesses à mieux choisir les mecs ! ». Rien de nouveau sous le soleil du patriarcat. « Au fond, c’est positif, ces critiques. C’est la preuve qu’on dérange, qu’on gêne l’ordre établi ! », observe une colleuse.
Plus étonnamment, les collages lillois suscitent aussi des réactions véhémentes de la part d’autres féministes, qui leur reprochent notamment des slogans en faveur de la liberté de porter le voile (« Voile ou pas, c’est mon choix ») et les messages qui étendent le concept de sororité (solidarité entre les femmes) aux femmes trans et personnes non-binaires « Des sisters, pas des cisterfs »2).
Pour comprendre ces querelles intestines, il faut revenir au point de départ du mouvement. À l’origine des collages, une militante parisienne, Marguerite Stern. Au lendemain du 100ème féminicide de l’année 2019, début septembre, celle-ci entreprend de coller des messages dans les rues de Paris pour visibiliser le nombre de victimes et alerter sur l’urgence d’agir contre la violence sexiste. Problème : la militante se fait régulièrement remarquer pour ses propos transphobes, putophobes et islamophobes sur Twitter.
La révolution féministe sera
intersectionnelle
Ancienne Femen, Marguerite Stern est l’héritière d’un féminisme dit « universaliste » qui puise ses racines dans l'universalisme des Lumières. Celui-ci considère les humain.es comme une société uniforme et ne tient pas compte des rapports d'inégalité au sein de la société. Les universalistes considèrent les femmes comme un groupe social ayant exactement les mêmes intérêts. Pour elles, les femmes doivent donc faire front commun contre tout ce qui pourrait les opprimer en tant que classe sociale. Par exemple le voile, en tant que symbole de soumission, serait à combattre sans exception. Et les femmes transgenres qui choisissent d’avoir une allure très « féminine » sont pointées du doigt parce qu’elles renforceraient les stéréotypes de genre. Ces choix individuels sont perçus comme des entraves à la libération collective des femmes. Mais le black feminism, qui s’est développé à partir des années 1970, a montré que la limite du féminisme universaliste est qu’il ne tient pas compte des rapports de domination entre les femmes. De fait, son point de repère est la femme blanche, bourgeoise, hétérosexuelle, imposée comme norme. Des féministes noires comme bell hooks3 ou Kimberlé Crenshaw4 ont appelé à un féminisme intersectionnel, c’est-à-dire un féminisme qui tient compte des inégalités qui font que les expériences des femmes racisées diffèrent nécessairement de celles des femmes blanches.
En septembre 2019, le collectif lillois de collages s’est bâti en prenant le contrepied de la vision de Marguerite Stern, et revendique dès sa création un féminisme « intersectionnel et inclusif ». Il faut comprendre par là que les slogans affichés ne concernent pas seulement les féminicides et la lutte contre le patriarcat, mais dénoncent aussi diverses formes d’oppressions subies par les femmes racisées, les travailleur.ses du sexe, les personnes en situation de handicap, les personnes trans… Dans une récente publication, le collectif rappelle que le concept d’intersectionnalité peut être étendu pour désigner la situation d’une personne qui subit plusieurs oppressions sociales simultanées. « Le féminisme intersectionnel permet donc de prendre en compte dans notre lutte les différentes inégalités entre les individus soumi.s.e.s au patriarcat et de lutter à la fois contre le patriarcat et contre d'autres formes de domination. ». Conscientes que le terme est issu de l’afroféminisme, elles ajoutent que « quand on se revendique féministe intersectionnel.le, il ne faut pas oublier l'origine de ce terme en invisibilisant les femmes racisées. Les féministes qui l'utilisent comme courant à la mode sans chercher à l'appliquer et à se déconstruire ; on vous voit. » Lors de la marche du 23 novembre contre les violences sexistes et sexuelles, plusieurs colleurs.es ont rejoint le cortège inclusif de Nous Aussi, avec pour mot d’ordre une banderole « La révolution féministe sera intersectionnelle ! Contre toutes les oppressions ».
Cette convergence des luttes revendiquée ne plaît pas beaucoup à l’initiatrice des collages parisiens. Dans un fil Twitter du 22 janvier 2020, Marguerite Stern vise les collectifs de collages qui, tel celui de Lille, dévient de sa ligne politique : « J'ai l'impression que le mouvement que j'ai créé se retourne contre moi. » Elle accuse par exemple les femmes trans d’être « des hommes grimés en femmes » qui viennent « coloniser le débat féministe » et qui représentent « une nouvelle tentative masculine pour empêcher les femmes [cis] de s’exprimer » ... Des propos qui ne font que renforcer la détermination du collectif lillois. Leur espoir, c’est que les groupes de collages des autres villes de France s’allient, à l’instar de Lille, Nantes et Lyon, à la cause du féminisme intersectionnel.
Conquérir la rue
« On se bat, on éduque. On a un message à faire passer », nous dit une colleuse. Le but premier de leur mode d'action est de donner de la visibilité à la parole de personnes qui subissent le sexisme ou d’autres oppressions, de ne pas laisser le choix de ne pas voir. Lors des sorties collages, les passant.es s’arrêtent fréquemment pour leur demander d’expliquer leur démarche ou leurs messages. Parce qu’ils ont une dimension artistique, un but de sensibilisation, et qu’ils sont moins connotés négativement qu’un tag à la bombe, la réception des collages est plutôt bonne. Parfois, des femmes s’arrêtent pour les remercier, car grâce à ces slogans elles se sentent soutenues dans l’espace public. Agir en groupe les rend plus fortes : « Je suis un peu angoissée dans la rue seule, mais avec les autres je me sens à l’aise. Depuis que je colle, je n’ai plus peur. » Dans un espace aussi genré que la rue, ces actions leur permettent d’avoir un sentiment de pouvoir, de conquérir l’espace urbain. « Ça nous permet de nous réapproprier la rue, qui n’est pas un espace safe pour nous. »
Beaucoup de colleur.ses confient n’avoir jamais milité avant de coller. Certain.es venaient d’un milieu peu politisé et peu déconstruit en matière de sexisme. D’autres ne trouvaient pas leur place dans les associations féministes déjà existantes. En rejoignant le collectif de collages, elles décrivent avoir éprouvé un réel sentiment d’appartenance et de soutien. « Ça a changé ma vie de trouver des gens qui pensent comme moi, qui ne me pensent pas extrême ou trop sensible ». « C’est comme une grande famille, mais sans tonton raciste ! », plaisante une colleuse. « Sur le serveur Discord où on planifie nos actions, on a aussi créé un onglet " messages d’amour " pour se soutenir et prendre soin des autres ». Ainsi, logistique, organisation et action ne se pensent pas indépendamment de la nécessité de se sentir soutenue personnellement, dés lors que l'on s’organise collectivement.
Dans cette ambiance solidaire et bienveillante, le collage apparaît alors comme un formidable tremplin vers d’autres formes de militantisme et vers d’autres luttes moins visibilisées, comme la critique du validisme (discrimination des personnes en situation de handicap). Des colleurs.es se retrouvent désormais aux manifs, et se sentent enfin légitimes à défendre les causes qui leur tiennent à cœur. « On est encore plus déter, ça nous a donné l’énergie de faire plus ! » Sur la façade du monument de la Porte de Paris le 5 décembre, à l’occasion de la première manif contre la réforme des retraites, on pouvait voir des collages comme « La révolution sera féministe », « Grève du 5, les femmes en première ligne » et « Les personnes trans prennent le mégaphone ».
Leur pratique des collages évolue non seulement en variant les thèmes abordés, mais aussi en tendant vers un ton plus accusateur. De plus en plus, les messages choisis prennent pour cible des personnes ou des institutions pour les dénoncer. Lors de sa visite à Lille le 8 octobre, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes a été accueillie par le message « Schiappa ministre des blanches bourgeoises » collé devant l’Institut d’Études Politiques qui la recevait. Certain.es colleurs.es sont allé.es à la rencontre de la Ministre pour exiger « moins de blabla, plus de moyens ». Leurs revendications : une véritable formation des fonctionnaires de police et de justice dans la prise en charge les personnes qui ont subi des violences sexistes, plus de places pour les sans-abris (les risques d’être agressées ou violées étant démultipliés pour les femmes sans-abris), et l’extension du droit à la PMA aux personnes trans. Pierre Mathiot, directeur actuel de Science Po Lille, a quant à lui été visé directement par un collage « Mathiot transphobe » sur une façade de son établissement dans la nuit du 2 au 3 février. A l’origine de cette accusation, un propos lâché lors d’un de ses cours, qui avait tourné sur les réseaux sociaux il y a quelques mois : « Les filles là-bas, taisez-vous ! Enfin les filles… avec les transgenres et tout on sait plus ». Sa riposte ne se fait pas attendre. Le 5 février, il envoie un message à l’ensemble des étudiant.es et des personnels de Science Po, dans lequel il condamne fermement ces incriminations et la dégradation de ses locaux. Il annonce avoir l’intention de porter plainte pour diffamation et injures contre les auteur.ices des collages ainsi que « toutes celles et tous ceux qui ont apporté leur soutien d’une manière ou d’une autre à cette action, en particulier sur les réseaux sociaux. »
Police nationale, milice patriarcale
Les colleur.ses ont déjà subi quelques fois la répression et ont modifié leur façon d’agir en conséquence. Au début de chaque sortie, une personne plus habituée fait toujours un rapide topo aux nouvelles recrues pour les informer brièvement sur la conduite à tenir en cas d’arrestation et sur les risques encourus (90€ d’amende par intervention et 15€ d’amende par feuille).
Trois colleuses se souviennent particulièrement d’une interpellation en flagrant délit alors qu’elles collaient sur le commissariat central, fin septembre. « La BAC est arrivé en mode cowboy et nous a demandé " pourquoi vous collez pas plutôt sur l’école coranique à côté ? ". Pendant l’audition libre, on a dû expliquer ce que c’est un féminicide. On a essayé de leur parler de la culpabilisation des victimes, des plaintes refusées, mais de leur côté c’est le déni total. » La plus jeune des interpellées nous raconte qu’elle a reçu deux jours plus tard un appel d’une policière, Pauline Guillot, qui souhaiterait « discuter » avec elle quand ça l’arrange. Elle apprendra quelques jours plus tard que c’est la même flic qui avait manipulé une militante lilloise pour tenter de la transformer en indic5. La colleuse n’a pas donné suite au message. Les trois militantes sont convoquées au commissariat central le lundi 17 février 2020.
Pour soutenir les colleur.ses, vous pouvez suivre leur page Instagram @collages_feministes_lillois, partager leurs publications et mettre des émojis cœur sous leurs photos, ça fait toujours plaisir.
Lunaire
(article écrit en février 2020)
1. Les clichés des collages sont partagés sur la page Instagram @collages_feministes_lillois
2.Jeu de mots alliant le mot cisgenre (qui désigne une personne qui s’identifie au genre auquel elle a été assignée à la naissance : c’est le contraire de transgenre) et TERF, pour Trans-Exclusionary Radical Feminist, soit les féministes qui excluent les femmes transgenres de leur lutte. Le slogan appelle à la sororité entre toutes les femmes, qu’elles soient cis ou trans.
3. L’absence de majuscule est un choix de l’autrice. « Ne suis-je pas une femme ? »
4. Kimberlé Crenshaw, « L’urgence de l’intersectionnalité », TED.
5. Voir l’article « Une poukave démasquée à Lille : les condés piégés », 3/10/19, lille.indymedia.org