D epuis quinze ans et trois alternances, on ne compte plus les services publics privatisés. L’Energie s’y met : Gaz de France s’est séparé, doucement mais sûrement, de son partenaire EDF. Comment cela se traduit-il dans la vie des gens, ces « usagers », si souvent brandis par les politiques ou la presse (qui ment) ? La Brique vous propose d’explorer au moins un effet de cette braderie : à Hellemmes, Natacha habite dans une maison, avec son fils de 7 ans et un colocataire. Le 9 novembre, son gaz est coupé. Petit récit d’un jeudi froid.
« Le jeudi 9 novembre, vers les 10 heures, je cherche à me faire un café. Pas de gaz. D’abord surprise et déjà contrariée, je fais vite le lien. J’ouvre ma boîte à lettres et là, un billet m’avertit du passage d’un agent de GDF venu me couper le gaz. Je pique doucement une vieille colère, sourde mais radicale, qui me tiendra debout jusqu’au soir. Je ne sais pas quand l’agent est passé, je revenais d’emmener mon fils à l’école. J’aurais en fait surtout dû être prévenue de la coupure par un courrier recommandé. Ma colère grandit car je crois avoir plutôt fait preuve de bonne volonté avec mes factures. Chez moi tout marche au gaz. »
Pour comprendre la logique de cette matinée d’automne qui s’en passait bien (de logique), il faut remonter quelques semaines en arrière, disons jusqu’à l’été.
« En juillet, je reçois normalement ma facture EDF + GDF, d’un montant total de 300€. Je fais un chèque, que j’envoie. Puis, en septembre, je reçois ma nouvelle facture, dans laquelle on m’annonce que pour le mois de juillet, j’ai un « crédit » de 200€ chez EDF. La ligne en-dessous m’annonce que j’ai par contre un débit de 200€ à GDF. Surprise. EDF s’est donc payé sa part, mais a tout gardé, en avoir. Je comprends alors qu’en plus de ma consommation pour septembre (environ 50€), je leur dois encore 200€ de cet été*. J’hallucine un peu. GDF déjà privatisé ? Sur la facture, rien n’avait changé : on demandait de payer chaque fois les deux services ensemble. Je leur fignole donc une petite lettre, en leur demandant gentiment de régler ce problème de divorce et que leur informatique susceptible ne me concerne pas, bref, que j’ai payé* ! (1)
La réponse arrive, en octobre. Ils me disent que c’est impossible, et que je suis toujours redevable de 200€ à GDF, tout en conservant cet « avoir » chez leurs ex-collègues. Au cas où j’en aurais douté, on me rajoute que je serais dans une « position légitime »... Merci. Dans le courant du mois d’octobre puis début novembre, je reçois deux relances, auxquelles je ne réponds plus, estimant que je l’ai fait. Mais la dernière va plus loin : elle annonce que si je ne paie pas, je m’expose à une coupure, légale*. Je me retrouve mise sous pression, alors que ce sont déjà eux qui ont mon argent.
Ce que je fais, c’est que le même jour je leur envoie de nouveau un chèque, de 250€. Ce qui comprend les 200 de juillet + ma nouvelle facture mensuelle. On est alors le mardi 7 novembre. Je sais que je cède à cette pression, mais voilà, je vis avec mon fils, je veux pas qu’ils nous coupent, alors j’écrase, je fais preuve de bonne volonté.
Seulement deux jours après, sans me prévenir, on me coupe.
Quelle a été ta démarche, dès la coupure ? Comment as-tu « géré » ta colère ?
J’ai réagi direct : le numéro de leur ’hotline’ est indiqué partout. J’obtiens une jeune femme à qui je demande ce qui est arrivé aux 250€. La demoiselle vérifie, constate qu’il y a un problème, et me dit d’aller à l’agence située à Marcq-en-Baroeul. Elle ne peut rien faire par téléphone.
12h37
Là, je suis sur le point de péter un plomb. Je me dis qu’il faut que j’y aille avec quelqu’un. Je connais les gens du collectif Résistance au Travail Obligatoire (RTO) de Lille, je pense qu’ils seront intéressés par un cas comme ça. Tous ces militants ont l’habitude de soutenir des publics face aux radiations et expulsions arbitraires. Et puis ce sont des copains. J’ai appelé J.C., comme j’étais en colère, car avec mon stress, je voyais un risque de vite compromettre mes chances de revendiquer mon gaz dans la sérénité. Je voulais quelqu’un de confiance avec moi pour distancier un peu ma panique, et la situation. Il dit qu’il arrive. On savait à quelle heure on allait commencer notre périple, mais on savait pas encore ni jusque quand ni jusqu’où notre recherche nous entraînerait. On savait aussi qu’il allait cailler ce soir-là, à Lille, sans gaz.
14h45
A Marcq, nous sommes accueillis par un papier indiquant de derrière la porte vitrée que le site est fermé, qu’il faut se rendre à une agence ...rue de Béthune à Lille. On rêve d’un monde meilleur où une standardiste serait au moins bien renseignée : le site est fermé depuis l’été ! Avant d’aller rue de Béthune, on vérifie les distances sur un plan de la CUDL. L’heure tourne : après 17h, on pourra rêver de faire rétablir quoi que ce soit. L’agence de Mons en Baroeul n’est qu’à dix minutes, on décide de passer par là, aussi parce que c’en est une dont je dépends. Cette agence-là est ouverte : un bureau d’accueil et visiblement un guichet, à vitre pare-balle, ce doit être une caisse. On attend notre tour.
15h22
C’est notre tour. En fait ce que je voudrais, c’est que GDF soit capable de vérifier son activité auprès de leur Centre de traitement de paiements (CTP) jusqu’au bout, c’est à dire jusqu’à mon payement de mardi. C’est leur travail, c’est à eux que je m’adresse. Leur externalisation des paiements n’est pas de ma responsabilité !
L’agent vérifie. Il est assis, désolé que ce soit inchangeable. Il est poli, on ne lui en veut surtout pas personnellement et on dirait qu’il le sait, qu’il le sent, il croise les bras, soupire, hésite, plisse le front, balbutie, gesticule un peu, mais rien. Il dit qu’ils n’ont aucun moyen de savoir que j’ai bien payé, tant que cette transaction n’a pas été traitée par le centre, et ajoute en effet que, quand le suivi du traitement arrive dans les terminaux de GDF, là seulement ils peuvent savoir. On reprend. On lui redit que l’argent que GDF me demande, ce pour quoi il me coupe la gaz, Gaz de France le possède déjà. Que si GDF ne sait pas où est ce fric, d’appeler leur foutu centre, qu’eux doivent pouvoir en répondre, qu’ils ont au moins leur n° de téléphone, même s’il est situé dans les Yvelines. Je finis sur un avis : que leur histoire de privatisation on l’a bien comprise, mais qu’on me remette mon gaz : je l’ai payé.
L’agent propose néanmoins un moyen terme : j’ai possibilité de me faire rembourser les 200€ au guichet-caisse ! Comme ça je peux les repayer direct sur l’autre compte. Mais moyennant de payer 100 € de plus. Il précise : « pour votre conso’ de depuis, ben oui. »…
Je me demande s’il cherche à se faire dévorer. Je lui demande combien il veut encore que GDF me laisse balader d’euros pour me remettre mon gaz (200+250 !). Comme on se garde bien de monter le ton, mais que la pression monte et que ça doit se voir, un autre agent vient écouter en silence notre dialogue de sourds. Un jeune pas costaud mais venu se poster comme un vigile, un gorille. Je demande qu’on me passe un responsable. L’agent désolé dit qu’il ne peut pas. On se doute bien qu’il est compétent tout seul mais on veut parler à son chef, même si c’est le ministre. Les deux, qui nous « comprennent », car notre « position » est « légitime », et dont le travail consiste visiblement à nous décourager par leur « désolation », nous annoncent que « c’est aussi une lutte qui se mène de l’intérieur du service public », et que c’est « la faute à l’Europe ». On rêve.
Je ré-explique le cas par téléphone. L’ « animateur » (sans rire) dit du bout du fil que l’agent désolé a raison : impossible de rétablir le gaz sans que le CTP n’ait avalisé le paiement. Il est lui aussi désolé. Quand je lui demande son nom, il refuse de me le dire. Je lui annonce que je vais déposer une plainte contre GDF. Alors il fait comme chaque fusible, il fond à la surchauffe : il se défausse sur sa hiérarchie, et nous renvoie au PDG de Gaz De France-Lille, M. Nadjo. Tant qu’à faire… Il finit par me donner aussi son nom, et je note ce qu’on me dit depuis le début, bien décidée à ne pas me laisser berner. Le PDG, pourquoi pas ?
16h17
On fonce à Euralille, siège de la Direction. On met bien quatre personnes et 10 min à chercher où elle se trouve à travers le dédale de cet immeuble de verre et de gris. On ne trouve qu’en demandant aux gens, car l’agence ne possède plus d’enseigne : ça sent bien le divorce EDF sans GDF et vice-versa, le changement de logo, tout ça... Avec mes sous. On ouvre la porte vitrée, derrière laquelle la secrétaire d’accueil finit de téléphoner. Je demande directement à rencontrer M. Nadjo. Là, elle embraye sur sa fonction de souriante barrière, nous demande à quel sujet et qui nous sommes. Patiemment, je raconte pour la cinquième fois aujourd’hui la coupure, les chèques, Mons, tout ça. On sent que ça devient une formule qui marche pour qu’on « avance », alors je dis que je ne bougerai pas avant de l’avoir vu. A l’heure qu’il est, il est en déplacement. Bon. Alors qu’on appelle son adjoint, quiconque a l’autorité pour enfin se renseigner auprès du CTP en Yvelines !
16h41
Finalement, elle songe à exposer le problème à la secrétaire de direction. Elle me la passe par téléphone. Je rereraconte mon histoire. Je souligne que j’ai un enfant, j’évoque la possibilité unique qui va s’offrir à moi : porter plainte. Je redis tout ça toute calme, car ça les emmerde, ils ne peuvent plus t’envoyer balader pour ça. Et puis peut-etre que ça les lasse, de tels dysfonctionnements. Qu’ils ont peut-être de l’empathie, avec nous. Pour être si professionnellement désolés tout le temps, il ont peut être de vraies ressources humanistes..?
... Et qu’est-ce que répond la secrétaire de direction ?
Que je vais retrouver mon gaz, elle m’en donne sa parole. Elle vérifie de son côté et me rappelle 5 minutes plus tard. Tout est arrangé. Pour garder une trace, elle me demande de faire un courrier pour Nadjo. Et je peux rentrer, elle me garantit que d’ici demain, le gaz sera rétabli.
19h
Un agent « d’urgence », en effet, est passé rétablir mon gaz… « d’urgence ».
Depuis, ils t’ont remboursée intégralement ? Tu n’as a plus de pépin ?
Oui, j’ai obtenu mes thunes. Sauf la fin. J’attends encore qu’ils me remboursent les 46€ de frais de la coupure. Moi, j’ai reçu un chèque de 200€ fin novembre. Mais je lâche rien. Le service social de la mairie me l’a dit le lendemain de la coupure : ils m’ont rétabli le gaz pour ma précarité. Ils ont finement rajouté qu’on avait été des « Robins des bois » à nous tous seuls. Non, pas les comiques ! Je parle de ces agents EDF-GDF rebelles, qui rétablissent les gens contre leur hiérarchie ou qui coupent le gaz des personnalités. Mais les autres dans mon cas ? Les gens qui écrasent et s’en vont ? Ils ne doivent compter que sur « RTO » ou les « Robins » ?
On est prévenus. Merci GDF, de cette occasion de visiter une hiérarchie de si près. Une boîte publique, c’est déjà la jungle : pour avoir ce que tu veux, il faut empêcher qu’ils te lassent, qu’ils t’usent. »
Propos recueillis par S.L.
* : c’est Natacha qui souligne.
Coordonnées :
RTO-Lille : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
Robins des Bois : 06 67 47 00 35