Euphémismes ou galvaudages, au royaume de Big Mother (1), on nous arrache des mots de la bouche pour nous en remettre d’autres - garantis sans saveurs. Les utiliser empêche toute pensée critiquante et élude les conflits, les rapports de force. Vade retro novlangue de coton !
Le mot de ce bi-mestre est :
Développement durable
« Facile ! »
« Peut-être, mais efficace ! »(2)
La semaine nationale du développement durable, relayée localement par la mairie et des asso’ lilloises, débute ce 1er avril. Elle se veut pédagogique, ludique, à destination des enfants, tout en se gardant bien de jeter l’opprobre sur les pollueurs. Alors que tous les politiques et industriels se découvrent une âme de baba-cool responsable et soucieux des équilibres sociaux et environnementaux, que des logos verts apparaissent sur nos sacs plastiques, que des bonus écologiques sont offerts pour l’achat d’une troisième bagnole individuelle par foyer, ou que le tri des déchets devient l’ultime geste citoyen, il urge de dé-coloniser nos esprits de cette vulgate au vernis grossier. Grattons un peu.
Un procédé rhétorique
Développement durable est un oxymore. Soit un procédé rhétorique juxtaposant deux mots en réalité incompatibles. Le second terme venant annihiler le premier pour empêcher de le penser. Le concept qui en ressort devient alors suffisamment (clair-)obscur pour l’estampiller partout où la pression le rend nécessaire. La définition très très officielle du développement durable est : « type de développement qui permet de satisfaire les besoins du présent sans compromettre la possibilité des générations futures de satisfaire les leurs » (3). Parce que ça n’était pas déjà l’objet du développement tout seul ? Certain-e-s y verront aussi un pléonasme.
La Voix divine du développé
En 1949, le président américain Truman, d’une parole christique, divise le monde entre pays développés et sous-développés. Le concept de développement, rénovant alors le colonialisme, impose à deux milliards de personnes aux richesses différentes le même point de mire qu’est le niveau de vie nord-américain. Vivre ne suffit plus, il faut désormais atteindre un niveau de vie par un processus d’accumulation de capital. Et peu importe le capital : les armes, l’énergie nucléaire ou une tonne de déchets ménagers entrent positivement dans le calcul du PIB. Bref... plus c’est mieux, et inversement mieux c’est plus. Telle est la théorie universelle du développement avancée par Rostow quelques années plus tard.
Un non-sens
Seulement, depuis ces politiques de développement (arrivées en France notamment avec le Plan Marshall) l’écart économique entre les habitant-e-s du nord et celles et ceux du sud passe d’un ratio de 1 à 15 en 1960 à 1 à 45 en 1980 (4). Alors que le PIB français a été multiplié par deux depuis les années 70, le nombre de chômeurs et chômeuses a été multiplié au moins par quatre. A quoi bon alors développer durablement ? D’autant que sur une planète aux ressources naturelles limitées, il est impossible de produire indéfiniment.
Les oeillères du développement
En fait le terme développement, en ce qu’il est productiviste et cumulatif et ordonné par les grandes puissances occidentales, s’est plus ou moins substitué à celui de capitalisme. Alors qu’il est aisé de s’opposer au capitalisme, il devient impossible de critiquer le développement, encore moins s’il est durable, sinon à passer pour un funeste réactionnaire regrettant l’âge de pierre. Si l’on comprend le développement durable comme le meilleur moyen de faire durer l’hégémonie des capitalistes sur les activités humaines, il devient compréhensible qu’EDF veuille à tout prix instaurer « une énergie durable entre nous » ou qu’une expo lilloise titre « Nos déchets sont nos Re’Sources ». La blague !
Pour conclure, un petit jeu. Remplacez le terme développement par capitalisme dans ce discours entendu cent fois : « Il est aujourd’hui important que dans une logique de développement local, toutes les forces créatives que compte notre territoire gardent à l’esprit qu’il ne peut s’engager qu’autour d’un développement culturel innovant en adéquation avec nos exigence partagées de développement durable. Et blablabla développement blabla... ». Et ainsi de suite !
tomjo
1 : Bouquin de Michel Schneider Big mother : psychopathologie de la vie politique (2002, Odile Jacob)
2 : S.L répondant à S.G en comité de rédaction.
3 : Rapport de Bruntland, 1987.
4 : Sylvia Perez-Vitoria, Chroniques de l’après-développement (2002).