L’économie solidaire ou l’impuissance politique

Business du développement durableL’économie solidaire a perdu de sa fraîcheur initiale. Dans un échec patent, elle n’irradie plus guère les espaces locaux d’une pensée alternative. Que faut-il entendre par là ? Elle était une force autonome de contestation et de transformation – à la marge, sans doute – de l’économie de marché et d’un Etat bureaucratisé devenu garant de cette économie. Elle s’est métamorphosée en un rouage assujetti des politiques publiques en direction des désaffiliés, des travailleurs pauvres, des défavorisés ainsi qu’en une économie de survie pour ceux-ci. La solidarité politique d’acteurs de la société civile s’est transformée en une philanthropie très XIXe siècle, mais encadrée par l’État social. La contestation a laissé place à la gestion parapublique de la pauvreté.

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Retour aux origines

Sans doute faut-il revenir aux commencements de l’économie solidaire pour comprendre. Théorisant des expériences autonomes de contestation politique de l’économie quand celle-ci n’était entendue que comme triomphe de l’économie de marché, cette conception mettait en avant :

1) la pluralité des formes de l’économie (le don ou la réciprocité du bénévolat, du travail gratuit et désintéressé, la redistribution équitable de ressources financières publiques, le marché) que ces expériences hybridaient ou articulaient,
2) la capacité d’initiative déployée par des acteurs qui, dans leur implication dans les affaires publiques locales, visaient l’atteinte de biens communs, tout à la fois désirables et non soumis à l’offre ostentatoire de consommation,
3) la mise en œuvre d’espaces publics de débats où les gens délibéraient sur ces biens d’utilité sociale,
4) la démocratisation de l’économie dont le principe renouait avec les expériences ouvrières de la première moitié du XIXe siècle, luttant contre la paupérisation et le salariat dans le capitalisme « sauvage » industriel,
5) un déplacement du regard par rapport aux alternatives que représentaient les formes institutionnalisées de l’économie sociale où des notables représentaient une démocratie moribonde.

Consensus mou

Constat amer. Presque vingt ans après, les expériences d’économie solidaire ont perdu en cours de route et dans l’épuisement des militant-es, leur puissance d’agir contestatrice et transformatrice. Introduite dans les contrats de plan État/Région, puis dans les politiques municipales (quelle municipalité n’a pas son adjoint-e à l’économie solidaire ?), l’ESS a été institutionnalisée un temps par le secrétariat d’État à l’économie solidaire qui, sans doute, a permis sa légitimité, mais en lui donnant un sens quelque peu édulcoré. Ce secteur joue désormais le rôle d’une ONG humanitaire sous contrôle des finances et des programmes publics. Désenchantement dont ses militants les plus lucides ne sont pas dupes et qui conduit à une perte dramatique de sens.
Ironie de l’histoire, les politiques de gauche, les acteurs et les théoriciens de l’économie sociale qui s’étaient insurgés pour de multiples raisons contre cette pensée (« l’économie sociale a toujours été solidaire » ; « l’Etat est l’acteur solidaire par excellence ») se sont ralliés à la mode bureaucratisée de l’économie solidaire (l’expression consensuelle “l’économie sociale et solidaire” en fut l’ironique attestation). Mais, que reste-t-il de son aiguillon de contestation quand elle fut enrôlée comme infanterie supplétive de l’action publique dans une visée des droits de l’homme ? C’est que « la dignité » 1 des gens devient l’ultime fin du politique en se substituant aux actions concrètes de solidarité qui contestent un ordre social, producteur d’inégalités de plus en plus monstrueuses. L’économie solidaire est passée de l’autre côté du miroir.

Sur la pluralité des formes d’économie, il faut se reporter au livre magistral de Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.


Bernard Eme

NDLR : Le 27 novembre, B. Eme parlait de « l’idéologie des droits de l’homme, de la dignité de la personne » qui imprègnent dorénavant l’ESS, notamment dans les pratiques d’insertion. « Les personnes en insertion, il faut en faire des individus autonomes, responsables, conscients des stocks, des délais, des relations clients », soit « un processus d’individualisation, d’employabilité », à l’opposé d’une « dynamique de construction collective pour ces personnes qui ont besoin d’espaces de socialisation ». En résumé : « Cela repose sur les personnes, plus sur les rapports sociaux ».

* Enseignant-chercheur en sociologie à Lille 1

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