« On prêche la discipline aux armées de la consommation, comme si c’était nos fastueuses extravagances qui avaient rompu l’équilibre écologique, et non l’absurdité de la production marchande imposée, on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait responsable de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité démocratique : du pollueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l’industriel de la chimie... Et l’idéologie survivaliste ("Tous unis pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques") sert à inculquer le genre de "réalisme" et de "sens des responsabilités" qui amène à prendre en charge les effets de l’inconscience des experts, et ainsi à relayer la domination en lui fournissant sur le terrain oppositions dites constructives et aménagements de détail. » (Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer, Encyclopédie des nuisances, juin 1990.)
Edito de l’enquête sur le tri des déchets publiée dans le numéro 27 de La Brique, mai/juin 2011, en kiosque.
Annoncez à qui vous voulez que vous ne triez pas vos déchets et vous serez immédiatement traité comme un criminel, un violeur de générations futures.
Il nous a fallu combien de temps pour intégrer la culpabilité du saccage ? Cinq, dix, vingt ans ? Faut dire qu’industriels et décideurs politiques ont combiné tous leurs efforts de propagande pour nous déverser sur les pompes toute leur mauvaise conscience. Les nucléophiles n’apprennent-ils pas aux nucléophages des environs de Tchernobyl à appréhender avec sérénité leurs mutations génétiques ? On nous empoisonne la vie en permanence, et en bout de course, il nous revient de sauver la planète en digérant les éco-gestes du quotidien. Nos gamins nous font la leçon en rentrant de leur journée de sensibilisation organisée à l’école. Et les mauvais citoyen-nes qui persisteraient à mettre leurs barquettes en polystyrène dans la poubelle Recyclable se font sermonner à coups d’amendes pédagogiques.
Un camembert très sérieux de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) – qui au passage met sur un même plan les poubelles nucléaires et les déchets de la sylviculture – nous apprend que les déchets des ménages représentaient, en 2008, 3,5 % du total des déchets : une brindille dans une décharge planétaire. Surtout, il n’est pas besoin d’être fin statisticien pour constater que la totalité de nos déchets nous ont été refourgués par les industriels de l’agroalimentaire, de l’électroménager à l’obsolescence soigneusement programmée, aidés de leurs propagandistes publicitaires. Le tri des déchets et leur recyclage devenant la bonne conscience à peu de frais d’une économie prédatrice qui transforme le monde en ressources humaines et naturelles.
Malgré toute l’absurdité sur laquelle repose le tri des déchets, nous sommes 65 millions de pigeons à bosser bénévolement pour Suez ou Véolia Environnement : respectivement 12 et 34 milliards d’euros de chiffres d’affaires en 2009. À Lille, l’entreprise Triselec roule au précariat durable quand son directeur empoche 15 000 euros par mois. Les déchets s’échangent sur un marché international et sont devenus une denrée juteuse. Alors faites un geste pour la planète, et c’est une bande de profiteurs et d’actionnaires qui vous remercie.
Trier ses déchets, c’est fournir de la matière première à une machine de guerre économique. C’est se reposer sur des pseudo-solutions techniques que d’autres ont choisies pour nous. C’est participer à l’arnaque d’une économie prétendue circulaire dans laquelle rien ne se perd. Et il n’est pas nécessaire de calculer scientifiquement l’impact écologique de l’incinération, de la mise en décharge, de toute cette énergie gaspillée par le recyclage et le transport de marchandises et de déchets pour poser des questions d’un tout autre ordre : de quoi avons-nous besoin ? Quel mode de production sommes-nous prêts à assumer : production de masse, centralisée, standardisée et éclatée à travers le monde ? Qu’est-ce qui s’est passé pour que vivre ne suffise plus, et qu’on y substitue un niveau de vie qui s’évalue au poids de nos poubelles ?
Si vous ne le faites pas pour la planète, faites-le pour vous.
Ne pas trier ses déchets : un geste simple.