En plaçant SeaFrance en liquidation judiciaire le 9 janvier dernier, le tribunal de commerce de Paris envoyait par le fond une compagnie détenue à 100 % par la SNCF. Parallèlement, la machine de guerre médiatique traîne dans la boue la section locale de la CFDT. Retour sur une lente opération de privatisation débutée en 2008.
Comment privatiser une entreprise publique dépendant de la SNCF ? Première étape, nommer à sa tête un liquidateur. En octobre 2008, Pierre Fa est nommé président du directoire de la compagnie. Un dirigeant pas tout à fait vierge de magouilles puisqu’en 2003, il fait partie des condamnés de l’affaire Elf dans laquelle il écope de neuf mois de prison avec sursis et de 40 000 euros d’amende pour détournement de fonds. Au moment de sa nomination, SeaFrance emploie 1 700 salarié-es et transporte 3,7 millions de passagers par an.
Deuxième étape, brider volontairement l’activité de l’entreprise et remettre en cause les acquis du travail. En octobre 2009, alors que la direction projette une première vague de licenciements, la CFDT, majoritaire parmi le personnel navigant, et FO écrivent dans un communiqué commun : « La direction veut supprimer 543 emplois alors que, de 1990 à 2007, SeaFrance a rapporté 1 million d’euros par an à la SNCF et que celle-ci n’a jamais investi un centime pour SeaFrance […]. À cela s’ajoutent la diminution des rotations, les menaces de dépôt de bilan et le sabotage de la politique commerciale de la compagnie » [1]. Le 21 mars 2010, Pierre Fa se paye une page dans Nord Littoral pour expliquer l’irrémédiable déclin du marché du fret au départ de Calais et l’impossibilité pour SeaFrance de redresser la barre. Une semaine plus tard, son concurrent direct P&O annonce que le marché du fret étant en pleine croissance, il investissait dans de nouveaux bateaux... Ça tombe bien, une partie de la clientèle de SeaFrance est alors priée très officiellement par la direction de s’adresser à la concurrence.
Déferlante médiatique
En janvier 2010, la CFDT qui s’oppose déjà au plan social, subit les foudres de la presse locale. Alors qu’elle déclenche une grève de trois jours, Nord Littoral se lâche : « La CFDT veut-elle couler SeaFrance ? », « À quoi joue la CFDT SeaFrance ? », titre coup sur coup le torchon local [2]. La Voix du Nord n’est pas en reste non plus. Alors que les salarié-es de SeaFrance reprennent le chemin de la grève pour cinq jours en avril 2010, celle-ci reprend sans moufeter les propos de Pierre Fa : « Compte tenu des conséquences commerciales et financières de la grève, nous en sommes arrivés à cette extrémité, c’est-à-dire demander le placement de SeaFrance sous la protection du tribunal de commerce » [3].
Deux ans plus tard, on prend les mêmes et on recommence. Alors que le projet de reprise de la compagnie sous forme de SCOP défendu par la CFDT semble être le seul à même de maintenir l’unité des salarié-es en lutte, la presse se déchaîne contre ce qu’elle nomme un « syndicalisme à la dérive ». « Intimidations, violences, gestion opaque des instances représentatives du personnel, relations incestueuses avec l’ancienne équipe de direction, soupçons d’enrichissement personnel », dénonce Le Monde du 9 janvier. Chérèque lui-même leur reproche d’avoir fait obstinément obstacle à la proposition de reprise de Louis Dreyfus Armateur (LDA) et enclenche une procédure de radiation de la section CFDT Maritime Nord. C’est pourtant le tribunal de commerce de Paris qui jugea l’offre de reprise de l’armateur français « peu satisfaisante » en novembre dernier, comme le rappellera Didier Cappelle, le responsable de la section, avant de porter plainte contre le grand manitou de la CFDT pour diffamation. Quant aux accusations visant à rapprocher la section CFDT Maritime Nord d’un « syndicat maison », elles relèvent pour Xavier, militant au collectif La Mouette Enragée à Boulogne-sur-Mer [4], de la mauvaise foi pure et simple : « Le monopole de l’embauche de la CFDT à SeaFrance c’est le même que celui de la CGT chez les dockers ou dans le monde du livre. Il découle d’accords passés avec le patronat d’après-guerre pour maintenir une forme de paix sociale dans des secteurs clés ».
Touché, coulé
Pourquoi ce torpillage ? D’abord, pour supprimer le pavillon français de la compagnie, synonyme de conditions de travail à peu près décentes pour les salarié-es. Xavier nous éclaire à ce sujet : « À titre de comparaison, P&O, le principal concurrent de SeaFrance à Calais est détenu par une multinationale qui embauche ses salariés à Dubaï, en CDD renouvelables de manière illimitée ». Ensuite, pour refiler le gâteau de la liaison transmanche à un privé, certainement Louis Dreyfus Armateur, que les salarié-es de SeaFrance connaissent pour ses offres de reprise indécentes. « Louis Dreyfus est ce qu’on peut appeler un chasseur de primes. La boîte se présente depuis quelques années sur des lignes très subventionnées, considérées comme étant à la limite de la viabilité et transformées en délégation de service public. À Boulogne on les connaît bien, ils ont profité d’une plate-forme multimodale flambant neuve d’une valeur de 45 millions d’euros. Ils gèrent actuellement la ligne Dieppe - Newhaven soutenue par le Conseil général de Seine-Maritime à hauteur de 15 millions d’euros par an au titre de la délégation de service public ». Un moyen de faire du profit sur le dos des salarié-es tout en encaissant le maximum de subventions... Pour lui, l’objectif de LDA est clair : « Installer à Calais une ligne low cost, en embauchant ses salarié-es sous pavillon anglais ».
Mais contrairement à ce qu’ont rabâché pendant des mois Pierre Fa et la direction de SeaFrance, la ligne Calais – Douvres n’est pas perdue pour tout le monde. C’est en tous cas ce que l’on peut penser du lancement en grande pompe, dès 2006, du projet Calais Port 2015. Soutenu par la mairie, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Calais et le Conseil régional, le projet représente « un investissement de plus de 400 millions d’euros » qui « prévoit la construction d’une digue, d’un bassin portuaire, de nouveaux terre-pleins gagnant sur la mer ainsi qu’une myriade d’aménagements qui permettront d’ériger le Nord - Pas-de-Calais en "grande région maritime" » [5]. Des affaires en perspective donc, que ne manqueront pas de doper les Jeux Olympiques de Londres de l’été prochain. À vos marques, prêts ? Engrangez.
[1] Pour la petite histoire, 705 personnes seront finalement licenciées en 2010, avec (déjà) des promesses de reclassement dans les filiales de la SNCF qui ne concerneront qu’une dizaine de personnes seulement.
[2] Dont le rédacteur en chef Philippe Hénon, toujours en fonction, est aussi l’ancien directeur de campagne de l’UMP Claude Demassieux, aujourd’hui directeur de cabinet de Natacha Bouchart, la maire de Calais.
[3] Pierre Fa : « On est à la veille de la mort de SeaFrance », La Voix Eco du vendredi 4 avril 2010.
[4] Le collectif est l’auteur en juin 2010 d’un ouvrage intitulé Fortunes de mer, lignes maritimes à grande vitesse : les illusions bleues d’un capitalisme vert aux éditions Acratie.