Six millions d’euros avec une participation conséquente de l’État français sont investis dans l’agrandissement du musée de Roubaix, pour accueillir l’atelier du sculpteur Henri Bouchard. Une collection sans intérêt qui va estampiller ce lieu : musée de la Brocante et de la nostalgie collaborationniste. Comment expliquer cela ? La Brique a décrit dans un premier article la proximité de la bourgeoisie locale avec la direction du musée et ses conséquences esthétiques. Dans un deuxième, elle a montré les liens entre l’histoire patronale du Nord et le régime de Vichy. Maintenant nous allons voir comment l’instrumentalisation du discours esthétique permet d’effacer l’histoire pour mieux la réécrire.
Aujourd’hui l’État aide à sauver l’atelier Henri Bouchard, alors qu’en 2003 il a laissé sans sourciller se disperser l’appartement-atelier du pape du Surréalisme André Breton. Une des plus importantes collections nationales du XXéme siècle. Cette vente à l’Hôtel Drouot restera comme un véritable crime contre le patrimoine de l’humanité, dont les responsables devront rendre compte un jour à l’Histoire. À l’époque les héritières, lasses des différentes promesses ministérielles de participer à la création d’une fondation qui pouvait abriter les archives et les œuvres de l’écrivain, ont dû s’y résoudre. C’est ainsi que nous avons vu disparaître aux enchères 3500 livres de sa bibliothèque, 500 manuscrits de Breton et Eluard, Aragon, des correspondances avec Freud et tous les artistes du XXe siècle qui ont approché le Surréalisme, qu’il s’agisse de Miro, Brauner, Tanguy, Alvarez Bravo, Magritte, Clovis Trouille, Man Ray, Hans Bellmer, Raoul Ubac, etc. Au-delà de la collection, ce que nous avons perdu à jamais, c’est la pensée d’un homme comme Breton. Pour les responsables politiques, dont ceux de la Culture (Jean-Jacques AILLAGON ministre de l’époque), sauver cet atelier n’était pas vraiment le souci principal. Cette attitude rappelle celle du pouvoir de Vichy qui a acquis sa légitimité dans la réécriture de l’Histoire. Dans cette épuration, l’instrumentalisation de la culture joue un rôle clef et la venue de Bouchard à Roubaix n’est pas un hasard. Accueillir définitivement l’œuvre d’un artiste officiel du régime de Vichy, qui était raciste et membre actif du groupe Collaboration, sans parler de son passé, c’est le cautionner et participer à l’organisation de l’amnésie des « années sombres ». Pour la bourgeoisie locale, son « œuvre » évoque un idéal qui est toujours d’actualité. Bien qu’à Roubaix il n’y ait pas de programme esthétique établi, la ville sait mettre en avant les artistes dont l’œuvre sert son image. L’œuvre de Bouchard trouve sa place dans la ville de Roubaix parce qu’elle renvoie l’image d’un passé qu’elle s’invente : une époque mythique, d’avant la Révolution, terre nourricière et féconde du travail des hommes simples. Un idéal débarrassé de toute contradiction et d’esprit de révolte qui exalte un corps national et du même coup un corps biologique. Ce corps est celui d’un homme de la terre, d’un travailleur. Ici nous sommes loin de la révolution surréaliste d’un Breton.
La sculpture de Bouchard
Comme alibi à la reconstruction de l’atelier du sculpteur Bouchard au musée, le conservateur, Monsieur Bruno Godichon, a annoncé la création d’un espace « conceptuel ». On peut craindre le pire. Alors que ce monsieur doit très bien connaître son sujet, la scénographie de la collection permanente du musée entretient déjà la confusion des genres. Les sculptures officielles du type de la Restauration, évoquant un certain retour à l’ordre et celles d’inspiration humaniste et républicaine se côtoient sans permettre de comprendre ce qui les distingue. Ensuite, on peut lire sur le site du musée : « Cet artiste essentiel de la sculpture française, après Rodin ». Alors là, avec la meilleure volonté, on ne voit pas. Bouchard a toujours été un fervent défenseur de l’art classique face à « l’art pourri » qui accorde, pour lui, une part beaucoup trop importante à la subjectivité de l’artiste. Il travaille comme un artisan où l’on sent le geste sûr de l’ouvrage bien fait et surtout pas les hésitations, les contradictions et les tourments de la main de l’homme. Ses sculptures accueillent en leur sein l’héritage d’un art officiel qui recherche l’ordre, la discipline, la reconnaissance de ses pairs. Elles sont à l’antipode des sculptures d’un Rodin qui luttent, bousculent les règles, donnent formes au chaos et font la révolution. Bouchard fantasme un retour à une tradition mythique en opposition avec le « désordre » de la Révolution française. Seulement, même dans sa recherche formelle, c’est un échec. Les corps lissés de ses sculptures n’incarneront jamais la vitalité. Elles resteront coincées dans les lignes directrices de la composition et garderont l’uniformité abstraite d’un type emprunté sans jamais atteindre les qualités de l’art classique. Elles ne montrent qu’un sérieux privé d’individualité, engoncées dans le carcan immobile d’une idée, incapables de susciter affection ou passion. Elles sont comme des marionnettes au service d’un mythe, une sorte de mécanique au travail. L’image de ces corps asservis ne peut que ravir la nostalgie et la mystification du pouvoir local, comme Bouchard en son temps, il enracine son Histoire bien avant la Révolution française.
Il n’y a pas d’esthétique sans lutte
L’Histoire n’étant rien d’autre que la production de l’homme par le travail humain, on ne peut pas soustraire le travail d’un artiste de l’Histoire. C’est pourquoi l’esthétique est toujours une lutte et même une lutte de classe. Les discours esthétiques qui se réduisent à la forme sont déjà un acte idéologique et politique de la classe dominante bien qu’elle s’en défende derrière le masque de l’objectivité. L’artiste produit toujours dans les conditions de son époque, avec les techniques, les instruments existants, donc les cadres de la division du travail et des rapports sociaux de son temps. Consciemment ou non, l’artiste intériorise un parti pris politique qu’il restitue dans ses créations et ce même s’il le nie. On ne voit pas par quel miracle l’artiste, à l’exception de tout autre individu, pourrait se soustraire au monde qu’il habite. L’artiste est issu de la division du travail et comme n’importe quel homme social se crée lui-même par son activité ; il se transforme en transformant la nature. C’est pourquoi dans le cas de Bouchard, un acteur zélé de la politique culturelle de Vichy, personne ne peut se contenter d’un discours esthétique qui réduit l’analyse à la forme. Regarder les sculptures de Bouchard uniquement sous l’angle de la technique et les restituer dans un contexte artistique réduit à l’anecdote, revient à effacer toutes traces historiques des implications politiques de l’œuvre.
L’art en dehors des réalités sociales
Ici et maintenant, les défenseurs de Bouchard utilisent le discours métaphysique de l’art pour l’art que les artistes abstraits s’appliquent généralement à eux-mêmes pour se soustraire à l’Histoire. Seulement la création artistique condense en un objet des symboles qui résonnent et font sens avec leur temps. Ce sens que transportent ces symboles peut être perdu en même temps que nous oublions la conscience historique qui les a vues naître. Voilà pourquoi dans le cas des sculptures de Bouchard, faire fi du contexte revient à réactiver l’idéologie qu’elles contiennent. Avec ce tour de passe-passe la bourgeoisie impose le contenu de n’importe quelle « œuvre » tout en niant qu’elle en a un. Seulement pour mener à bien l’analyse esthétique de toute création en général, il est toujours nécessaire de comprendre les raisons circonstancielles, présentes et historiques qui mènent à leurs monstrations. Les sculptures d’Henri Bouchard et le musée de Roubaix ne font pas exception à la règle.
Lire les deux premiers articles :
« Le musée de la Piscine : un certain goût pour Vichy (1/3) » (N° 26, mars-avril 2011)
« La Piscine de Roubaix, un musée divin (2/3) » (N° 27, mai-juin 2011)