La chanson populaire, depuis ses origines médiévales, n’est pas aussi innocente qu’on le pense. La confrontation de trois versions d’une même chanson, « Jeanneton prend sa faucille » peut contribuer à la compréhension de l’évolution de notre société et de ses mentalités. L’exemple réserve quelques surprises dérangeantes.
La version de 1703, « La petite Jeanneton », est une complainte nostalgique, en faveur d’une petite fille violée à la veille d’un jour de fête.
Jeanneton et les p’tits cons
C’est de ce texte émouvant que s’empare Aristide Bruant, à l’aube du XXe siècle, pour nous livrer sa version « Figarette », celle que nous connaissons tous. Admirez, sur Youtube, les jeunes beaufs à la fin d’un repas arrosé ou les lycéens boutonneux dans un bus, comme ils la beuglent. Ils ont oublié où ils l’ont apprise, cette rengaine égrillarde, mais ils en connaissent par coeur tous les couplets, « morales » comprises. Pourtant, il s’agit bien d’un viol commis par le quatrième garçon après que les trois autres lui aient préparé la voie. Un hymne vulgaire à la brutalité masculine : la coutume de « joncher » le sol des églises les jours de fête s’étant perdue, la jeune fille est dehors, dans l’espace public, avec son « blanc jupon » virginal, proie offerte au désir des garçons. Ceux-ci, fiers d’être des « cochons », affirment que toutes les femmes aiment ça. La « morale » d’Aristide Bruant innocente totalement et valorise le violeur, bien plus malin que les trois « couillons » qui n’ont pas su profiter de l’occasion.
Dans les comptines, ça décoiffe
Une incitation au viol collectif ! De l’Ancien Régime au XIXe siècle bourgeois, la tolérance à la barbarie a progressé... Et que dire de l’apparition d’une nouvelle version dans les recueils de comptines ? Une pruderie hypocrite en gomme le caractère sexuel en supprimant le couplet du jupon soulevé. Mais pour le reste... totalement incohérent. Voilà une fille tranquille confrontée à quatre garçons : le premier est timide, mais il la traite de laideron ; le second, moins sage que le mal embouché, lui témoigne pourtant de l’affection. L’innocente caresse du menton est bizarrement mise en relation avec la brutalité du troisième « encore moins sage ». Et mystère, que peut bien faire le dernier ? Rien de répréhensible puisque, pour savoir, faut faire comme Jeanneton ! C’est avec une histoire aussi pernicieuse qu’on espère structurer la personnalité des jeunes générations. Renversant, non ?
JEANNETON PREND SA FAUCILLE (FIGARETTE), Aristide Bruant
Jeanneton prend sa faucille
Lalirette lalirette
Pour aller couper les joncs
En chemin elle rencontre
Quatre jeunes et beaux garçons
Le premier un peu timide
L’embrassa sur le menton
Le deuxième un peu moins sage
L’allongea sur le gazon
Le troisième encore moins sage
lui releva son blanc jupon
Ce que fit le quatrième
N’est pas dit dans la chanson
Si vous le saviez, Madame
Vous iriez couper les joncs
La morale de cette histoire
C’est qu’sur 4, y a 3 couillons
La morale de cette morale
C’est qu’les hommes sont des cochons
La morale de cette morale
C’est qu’les femmes aiment les cochons
COMPTINE
Jeanneton prend sa faucille
Larirette larirette
Pour aller couper du jonc
En chemin elle rencontre
Quatre jeunes et beaux garçons
Le premier un peu timide
La traite de laideron
Le deuxième pas très sage
Lui caressa le menton
Le troisième encore moins sage
La poussa sur le gazon
Ce que fit le quatrième
N’est pas dit dans ma chanson
Si vous voulez le savoir
Faut aller couper du jonc