L’histoire se répète, et se ressemble. Fusillier, grand-chef de Lille3000, récidive. Impossible d’échapper à ses égouts artistiques. : 71 communes contaminées, des dizaines de constructions dans les rues, les parcs, les mairies, les musées... Des expos "farvelues", spectaculaires, grandiloquentes... Une centaine de lieux culturels réquisitionnés, une quarantaine d’associations mises au pas. À grand renfort d’une presse aux ordres, les hostilités peuvent commencer.
Martine Aubry et Didier Fusillier, de nouveau main dans la main. L’une met la politique au service du patronat local, l’autre, la culture. Après avoir siphonné la mémoire des bâtisses de Saint-Sauveur et des Maisons Folie de leur histoire ouvrière, cette réédition est placée sous le signe de l’anti-crise. Fusillier se la raconte : « En ces temps de crise, de tension, on a d’autant plus besoin de ces formes qui nous font échapper au présent ». En termes politiques, la version d’Aubry : « Dans une période de crise, il faut revenir au rêve et à l’essentiel ». Bien sûr tout cela sonne creux, alors on trouve des propos contradictoires dans la bouche du maire : « Les artistes contemporains nous confrontent à la réalité des sociétés modernes et nous amènent à nous interroger sur cette crise économique, sociétale et morale. » Faudrait savoir ! On s’interroge ou on oublie ?! Ce qui est certain c’est que cet enfumage a un prix : 11,5 millions d’euros, dont 40% de fonds privés [1]. La rééducation artistique va durer trois long mois, et c’est toujours pareil : qui se plaindrait d’avoir une « soucoupe volante » dans sa gare, de voir son terrain vague envahi par « des mottes de terre » estampillées « œuvres d’art », d’entendre parler « d’une pieuvre géante en silicone », d’une « forêt de bambous », de « futurotextiles » remplis de puces RFID... ? Ben, vous nous connaissez.
« Pose tes deux pieds en canard, c’est la chenille qui redémarre »
L’emballement médiatique est là, et il annihile les possibilités de s’interroger sur les sommes investies et le fond de cette politique culturelle : « 5000 articles en presse régionale, 1500 au plan national » c’est ce qu’avait généré Lille 2004. Pour faire le succès de Lille3000, on prend les mêmes et on recommence. Comme nous le confiait Luc Lechatelier, gratte-papier pour le fanzine publicitaire Télérama : « Mes patrons m’ont dit qu’on allait faire un numéro sur Lille3000, que ça allait vendre du papier. » Nord Éclair et La Voix du Nord - cette dernière est partenaire officielle - sont à l’unisson pour faire « bonne presse » et vendre leurs allume-feux. Chouchoutés à coup d’exclusivités, embarqués pour un voyage tous frais payés à New York et Chicago, les journalistes pondent des articles qui brillent par leurs pseudo-critiques artistiques et l’absence de toute critique politique : c’est culturel donc c’est bien. Il n’y a que de la complaisance à l’égard de cette entreprise culturelle. Les artistes dans les soutes de Lille3000 sont les têtes de gondoles du marché mondial de l’art contemporain. La dimension locale, « populaire », est désuète. Elle est mise à l’écart dans les recoins perdus de Fantastic, dans les ateliers visant à générer l’adhésion des habitant-es, ou bien elle est « participative », à l’image des « cabinets de curiosité » où vous devenez vous-même l’artiste de votre quartier. Quant aux associations qui refusent d’intégrer la machine, leur budget devra attendre la fin de Fantastic. Tout cela, personne n’en fait cas.
La mascarade d’ouverture
Un salarié de Lille 3000 nous confie : « Quand on a entendu que le thème était Fantastic, on a rigolé parce qu’avec Lille3000 on fait déjà dans le divertissement et le ludique. » En effet, y’a de quoi se marrer : un camion de câbles « perdu », les clés d’une bagnole de matos « égarées », la « rambla » à moitié éclairée, le géant de Nick Cave trempé – donc ridicule, des coupures de son, des gens déambulant hagards dans les rues sans savoir quoi faire ni où aller, peu d’animation, aucune ambiance, tout juste quelques pétards... Michel, un badaud présent ce soir là, nous donne son avis : « C’était une magnifique escroquerie : tous ces moyens et toutes cette pub, pour faire croire au petit peuple qu’on se soucie de sa culture, alors qu’on ne lui sert qu’une soupe fadasse et indigeste. Bravo ! »
De la culture déguisée en agneau et en lapin
Il ne faut pas s’y tromper, si la municipalité et Lille Métropole (dirigées toutes deux par Aubry) font dans la culture, ce n’est pas par bonté d’âme, mais pour le sou. Éric [2], salarié d’une association participant à Lille3000 : « Aubry voit un intérêt économique dans la culture, et c’est bien. » Il développe : « Cette année Lille3000, c’est presque la moitié de notre budget. Ça nous permet d’inviter des artistes qui ne sont pas de la région, de les rémunérer, d’embaucher un stagiaire. Ça nous donne une visibilité plus grand également et donc une plus grande fréquentation ». À l’inverse quand Lille3000 n’est pas là, pas d’embauche possible, pas de cachets. Ce déséquilibre de la politique culturelle d’Aubry ne le choque pas, dans ce cas : « C’est l’état économique des assos » qu’il blâme. Lille 2004 a rapporté six euros à l’économie locale pour un euro investi [3]. Une affaire lucrative qui s’est « naturellement » renouvelée pour renforcer l’attractivité commerciale de « l’Eurorégion » et offrir un peu plus sa population et son territoire au dépeçage patronal. Les contreparties au mécénat d’entreprise sont pécuniaires, mondaines, à l’instar de la filiale Immochan du clan Mulliez qui a accès au Tri Postal pendant deux jours afin d’y organiser un salon commercial : visites privées des expositions et ventes à gros chiffres, avec cocktails s’il vous plaît. Lille3000 c’est aussi une politique insidieuse qui n’a rien de culturel. Éric nous donne sa vision de l’intérieur de la bête : « C’est un tout qui va avec Euratechnologie, les éco-quartiers ». Les aménagements urbains sont au cœur de son déploiement avec l’implantation et le développement de Saint-Sauveur et des Maisons Folie. Les quartiers changent, s’embourgeoisent. Les classes populaires sont déplacées dans de nouvelles banlieues, bien loin des frasques citadines... Sans compter les expulsions de roms qui arrangent bien la municipalité.
« Maximiser les profits, minimiser les dépenses »
« On a l’impression de travailler chez Google : esprit de famille, soirée à thème..._Mais derrière c’est une véritable logique d’entreprise : Lille3000 c’est une politique du chiffre » explique un salarié de Lille3000. Même dans des conditions exécrables, « le but est de faire le plus gros chiffre possible de visites. » Si l’ogre culturel créée des emplois (précaires), il s’en épargne aussi pas mal. Au moins quatre cents, tels ces « ambassadeurs » recrutés par Lille3000. Bénévoles, ils serviront la cause selon les ordres : « Distribution de sandwiches, assistance à la circulation, informations pratiques, participation aux concerts, chorales et danses, aide à l’installation des oeuvres... » [4]. Une main-d’oeuvre gratuite et une audience minimale assurées en échange de quelques cartons d’invitations. « Les syndicats ne s’intéressent pas à Lille3000. » Et c’est bien dommage. « Au bureau, les gens pètent des câbles sous la pression ». D’année en année les salarié-es sont « renouvelés pour un oui ou pour un non en regardant leur photo et pas leur CV ». Il y a un bon nombre de personnes qui ont « des contrats à la semaine qui vont durer toute la saison ». Un autre salarié rapporte : « L’association fait des contrats fictifs lorsqu’elle doit payer des heures sup’ ». Ah, elle est belle la famille.
W.R.