Quatorze années après la prise de pouvoir de feu Hugo Chávez, une large partie de la gauche internationale persiste à louer le caractère socialiste du régime « bolivarien ». On a voulu aller un peu plus loin que ce consensus ambiant, en se rendant sur place pour y recueillir analyses et témoignages.
« On peut parler d’un million de contradictions. Mais vos questions partent d’un point de vue idéologique. Ça me fait sourire cette vision de gauche bobo ». En ce début de janvier ensoleillé, autour d’un petit café crème au Gran café de Caracas, sur Sabana Grande, Thierry Deronne nous mène la vie dure. Ce responsable d’une télévision publique locale est là depuis dix-sept ans après un passage au Nicaragua sandiniste. Nous sommes là depuis un mois à peine.
La discussion est un peu à l’image du Vénézuela bolivarien, difficile à cerner. Entre les idolâtres, les supporters, les critiques, les sceptiques et les opposants, tout et son contraire absolu se dit et s’argumente. De l’hystérie à la mauvaise foi. Bien sûr, il y a la critique de la droite vénézuélienne, et la campagne médiatique anti-Chávez de la plupart des médias occidentaux. Thierry évoque « quatorze années de désinformation » transformant souvent Chávez en dictateur, ayant asservi les médias de son pays. À l’inverse, une partie de la gauche internationale, des alter-mondialistes aux staliniens, a souvent validé un peu vite la vision d’un Vénézuela en plein « processus » vers le « socialisme du 21ème siècle »...
Un État providentiel ?
Les meilleurs atouts de la « révolution », ce sont les missions bolivariennes, sorte de programmes sociaux ciblés. Le bilan chiffré sans cesse brandi par les partisans chavistes en impose. Importante diminution de la pauvreté, des milliers de dispensaires ouverts gratuitement à la population, des milliers de magasins d’État à prix subventionnés, une éducation totalement gratuite, une hausse de la scolarisation et du nombre d’étudiant-es, l’analphabétisme réduit à néant, une pension allouée à deux millions de retraité-es, un effort sur la construction de logements sociaux, un taux d’inégalité en baisse [1]...
Mais tout le monde n’est pas convaincu, à commencer par Rafael Uzcategui, croisé aux rencontres anarchistes, organisées incognito dans une université de Caracas. Auteur de Vénézuela, révolution ou spectacle et membre du collectif de rédaction d’El Libertario (bimestriel libertaire édité à Caracas), il travaille au service enquête de PROVEA, une ONG des droits de l’homme. Il tient à préciser que le Vénézuela de Chávez n’est pas parti de zéro : à la fin des années 50, les revenus du pétrole ont fourni « des ressources suffisantes pour créer, à partir de l’État, de vastes réseaux de clientèles et mettre en place des politiques sociales destinées aux couches les plus pauvres ». De 1958 à 1981, la scolarisation augmente, l’illettrisme diminue, un réseau d’hôpitaux gratuits est créé, une loi sur la sécurité sociale voit le jour, etc. Selon Rafael, hier comme aujourd’hui, « ces politiques n’ont pas apporté de réponse structurelle à la pauvreté », mais « une relation paternaliste de dépendance nécessaire au maintien du système ».
Les missions ne sont lancées qu’en 2004, alors que Chávez est confronté à une baisse de popularité. Les efforts financiers se poursuivent jusqu’en 2007. Le journaliste Marc Saint Upéry [2] souligne ensuite la forte corrélation entre la relance de ces missions et les périodes électorales. Il les qualifie également « d’opérations commando extra-institutionnelles, sans horizons soutenables, parfois militarisées ». Rafael Uzcategui parle d’une « culture du campement » : des politiques d’urgence, temporaires, improvisées, imposées d’en haut, avec des structures installées en parallèle au système public existant. Des hôpitaux publics en manque de moyens font ainsi face aux dispensaires flambant neufs de la mission santé « Barrio Adentro », où s’activent des médecins cubains. Et de part et d’autres, toujours le clientélisme, la corruption, la bureaucratie...
Centralisation participative
Le volet « démocrate » est tout autant contradictoire. Les élections sont reconnues totalement fiables et transparentes, seize scrutins ont eu lieu en quatorze ans, et le référendum révocatoire est inscrit dans la constitution. Mais même des défenseurs du processus comme Noam Chomsky reconnaissent la trop grande personnalisation du pouvoir. Pour Rafael, c’est un retour en arrière avec la « revitalisation de la culture politique caudilliste » [3]. De nombreux militaires tiennent en effet des postes de direction dans le secteur public, les administrations, les ministères. Quant au parti communiste (PCV) pourtant allié au parti de Chávez (le PSUV), il a dénoncé en 2011 « l’absence totale d’instances de direction collective » et une « intensification de la corruption ».
Thierry Deronne, qui travaille dans le secteur des médias associatifs, n’en revient pas qu’on puisse porter ces critiques : « ce n’est pas la réalité du tout ». Il illustre la vitalité démocratique du « processus » par le million de militants chavistes sortis le dix janvier dernier au son de « nous sommes tous Chávez ! », la constitution en main. « Alors excusez-moi, si cela n’est pas un exercice d’assumer collectivement le pouvoir ! Et les gens s’identifient beaucoup à ce texte fondamental qu’est la constitution, ils veulent qu’elle soit respectée ». La « démocratie participative » est l’argument massue dans ce domaine : « 44 000 conseils communaux au Vénézuela, dont beaucoup ne fonctionnent pas très bien, mais c’est un énorme saut qualitatif. On devrait les admirer au moins autant que la démocratie participative à Porto Allegre qui a été adulée par les alter-mondialistes ! »
Maria ne nous dira pas le contraire. Élue dans un conseil communal dans l’État de Barinas et professeure de musique, elle décrit cette instance « comme une organisation sociale, un gouvernement direct de la communauté, pour répondre à tous les problèmes de santé, de logement et pour mener tous les projets pour développer le village ; c’est un pouvoir qui est inscrit dans la constitution ». Elle insiste sur les financements arrivant directement à la communauté, évitant la corruption endémique des intermédiaires publics et privés, ainsi que le vote à la majorité de l’assemblée des habitants et le rétrocontrôle permanent sur les projets en cours.
Mais si l’on peut admettre les effets positifs en matière d’auto-organisation des communautés, on doit s’interroger sur la dépendance directe des conseils communaux à l’égard du gouvernement central, et leur financement basé sur une validation par « en haut », projet par projet. Selon le politiste Mathieu Commet, ils n’ont que peu d’impact sur la dynamique du régime politique, et sont parfois réduits à des « outils de réclamation d’une intervention publique sur un problème précis ». Rafael va plus loin, en évoquant les formes antérieures de ces conseils, les « cercles bolivariens » ou les « unités de bataille sociales endogènes » : « Toutes ces expériences ont eu des niveaux très limités d’autonomie et ont été institutionnalisées pour être un élément des machines électorales afin de gagner les élections. Ceux qui ont essayé de défendre leur autonomie et leur indépendance politique ont été criminalisés ».
Des morts à tous les étages
Sur le plan de la criminalité, le bilan est sans aucun doute catastrophique, au vu des 19 000 meurtres comptabilisés en 2011, et leur doublement en une dizaine d’années. Les différents corps de police sont corrompus, voire eux-mêmes criminels. Reste à savoir jusqu’où remontent les responsabilités. Pablo Hernández et Ninoska Pifano participent au comité des victimes contre l’impunité dans l’État de Lara (COVIClL), créé pour « dénoncer la violence d’État exercée par ses corps répressifs, en contradiction totale avec "l’État de droit" établi par la constitution de la république bolivarienne du Vénézuela ». Depuis novembre 2004, le comité a dénoncé « l’exécution de 400 personnes par les différents corps de sécurité de l’État, sans que, jusqu’à aujourd’hui, les coupables aient payé (...). Et ceux qui ont été jugés et punis par les tribunaux ne sont pas pour autant enfermés ».
Le ministère public est, selon eux, « soumis aux caprices de l’exécutif national, [qui garantit] aux responsables ce qui est dénié aux victimes » et le pouvoir judiciaire « agit avec indulgence face aux délits, pénétré par la corruption, la bureaucratie et le servage politique ». En 2009, un membre du collectif qui préparait un documentaire sur cette situation, Mijail Martinez, a été assassiné. Le comité dénonce alors l’État de Lara converti « en territoire de violences sous l’effigie de Luis Reyes Reyes » avec « les conditions pour que les policiers délinquants, séquestrateurs, tueurs à gages et narcotrafiquants agissent avec une totale impunité ». Reyes Reyes sera pourtant nommé ministre par Chávez en 2008. D’autres dignitaires du régime sont liés à des affaires de violation des droits de l’homme, comme Rodriguez Chacin, deux fois ministre de l’Intérieur et notamment soupçonné d’être responsable en 1988 du massacre d’El Amparo – où quatorze pêcheurs furent assassinés par les forces de sécurité vénézuéliennes.
En prison, au pays de la révolution
Sur le terrain de la répression, le rapport de l’ONG des droits de l’homme PROVEA dénombre 2500 militants ou syndicalistes poursuivis et une trentaine incarcérés depuis 2005, parfois pour exercice du droit de grève. Rafael Uzcategui énumère plusieurs cas d’étudiants assassinés lors de manifestations, ainsi que des leaders syndicaux tués ces dernières années notamment lors de règlements de compte entre syndicats mafieux. Thierry Deronne s’exaspère : « La répression des syndicats ça me fait un peu sourire, il faudrait rappeler ce qu’était le Vénézuela avant cette révolution, où on faisait disparaître des syndicalistes, avec une exploitation pure et simple. (…) Je ne doute pas qu’à certains endroits du pays, il y a eu des arrestations temporaires lors de certains conflits du travail, où des syndicalistes ont été arrêtés, puis libérés parce qu’il y avait eu des destructions d’installations. Tout de suite certains bobos de gauche vont en déduire que c’est une répression voulue par le gouvernement ». Il concède aussi que « des polices sont au service de gouverneurs d’opposition, qui interviennent parfois contre des occupations d’usine. C’est un mélange contradictoire, il y a des gouverneurs bolivariens qui ne sont pas du tout de gauche, et dans la police actuelle qui est en train d’être transformée, il y a certainement des gens répressifs ». Nous voilà devant un sacré merdier ! Et devant certains faits avérés, comme l’incarcération pendant 17 mois en 2009-2010 du syndicaliste Rubén González – pourtant pro-chaviste – pour avoir dirigé une grève.
Le grand écart se répète sans arrêt. Les indigènes se sont vu garantir des territoires entiers, mais par ailleurs ils sont menacés par de grands projets d’extraction de charbon. Les femmes ont acquis une série de droits, mais la société reste très machiste et l’avortement illégal, tuant des centaines de femmes chaque année. Les médias alternatifs et communautaires ont été soutenus financièrement et nombre de télés et de radios ont vu le jour, mais certaines voix pointent leur soutien unanime au chavisme et leur manque d’esprit critique. Le droit du travail est l’un des plus avancé du continent, mais même dans le secteur public des dizaines de conventions collectives ont expiré depuis des années sans être renouvelées. Pour certains, le gouvernement mène une lutte acharnée contre l’autonomie des syndicats, mais les chavistes mettent en avant la cogestion dans les entreprises publiques et les futurs « conseils de travailleurs ». Et pendant qu’on reste sans voix sur les soutiens de Chávez à une demi-douzaine de dictateurs, même lorsqu’ils font face à la rébellion populaire comme en Syrie, on nous oppose sa diplomatie anti-impérialiste...
Socialiser sans exproprier ?
Reste à évoquer le grand écart olympique, celui de la prétendue « économie socialiste ». L’économie reste capitaliste, aux mains de la bourgeoisie. Chávez n’a pas nationalisé le pétrole, contrairement à ce que l’on entend. Cela date de 1976, sous Carlos Andrés Pérez [4]. Certes, il a largement augmenté la part des bénéfices du pétrole revenant à l’État, mais il a créé des entreprises mixtes où 40 à 49% du capital – et donc des dividendes – sont la propriété de multinationales comme Chevron, Repsol, BP ou Total. Une semi-privatisation qui pose problème pour les décisions stratégiques qui nécessitent l’accord de 75% des actionnaires...
S’il a nationalisé une partie du secteur bancaire, des entreprises dans des secteurs stratégiques et quelques sociétés en faillite, le constat général est sans appel : après quatorze années de « révolution », la part de l’économie privée représente toujours 70% du PIB ! Peut-être parce que les expropriations n’ont jamais été au programme. À l’inverse, une série d’hommes d’affaires réputés proches du gouvernement, la « boli-bourgeoisie », se sont largement enrichis. Et les détenteurs de capitaux privés ont augmenté leurs profits. S’il y a eu la volonté de soutenir la création de coopératives, il ne reste plus grand chose aujourd’hui des centaines de milliers d’entre elles créées à la hâte pour recevoir les subsides gouvernementaux. Du côté de la réforme agraire, plus de deux millions d’hectares ont été redistribués, mais la loi reste timide et ne remet pas en cause la grande propriété terrienne. On peine à voir la rupture.
De fait, le soutien populaire persiste. À Barquisimeto, nous avons rencontré George et Jesus, membres de la coopérative CECOSESOLA qui regroupe 1200 travailleurs et 20 000 membres, dans une logique d’autogestion et d’autonomie complète vis-à-vis de l’État depuis 1967. Ils voient le gouvernement actuel d’un bon œil « parce qu’il y a une porte ouverte sur le collectif même si c’est d’une autre manière que nous... » Ils ajoutent que l’État bolivarien travaille à ce que « la majorité de la population bénéficie des revenus du pétrole, pour une meilleure répartition. Et nous sommes conscients que ce n’est pas un travail facile, beaucoup de gens ont des vices, beaucoup ont la mentalité capitaliste, alors que le gouvernement est socialiste... Le changement social est un changement très lent, ça ne s’établit pas par décrets ».
Avant de pousser la chansonnette avec Roger, notre traducteur, Maria nous confiait que « c’est difficile de faire chavirer le capitalisme qui est ancré depuis plus de cent ans. D’un côté nous sommes en train de faire la révolution du socialisme, mais de l’autre nous avons aussi "le grand capital". Et ce pays écoute beaucoup tout ce que vend la télévision, c’est comme une colonisation idéologique ». Mais pour Rafael Uzcategui, « le gouvernement de Hugo Raphaël Chávez Frías est une continuation, et non une rupture, du modèle de développement promu au Vénézuela durant le siècle dernier. Il a approfondi le rôle assigné au pays par le capitalisme globalisé : fournisseur d’énergie fiable et sécurisé pour le marché mondial ». Marc Saint-Upéry est catégorique : parler de révolution au Vénézuela, c’est une « escroquerie intellectuelle ».
Au moment de se quitter à Caracas, Rafael et ses compagnons de lutte venus de tout le pays officialisaient la création du Réseau anarchiste vénézuélien. En lien avec d’autres organisations, ils espèrent impulser un courant de gauche révolutionnaire indépendant. D’autres, au sein de l’Alliance Populaire Révolutionnaire, se risquent à un soutien au gouvernement bolivarien tout en appelant à « débarrasser la révolution de ses bureaucrates » et à « un gouvernement du peuple travailleur sans capitalistes ! » En guise de conclusion, dans son village de l’ouest entouré par les montagnes, à El Caney, Roger nous dirait sûrement avec un large sourire, au bord de sa rivière polluée par les engrais chimiques : « Positivo maximo ! »
S.G., avec Diane (interviews) et Sandy (traduction)
[1] Voir Le Monde diplomatique du mois d’avril.
[2] Auteur du Rêve de Bolivar : le défi des gauches sud-américaines, La Découverte, 2008.
[3] En Amérique Latine, la tradition du « caudillo » est celle d’un leader militaire charismatique porté par les masses.
[4] Précisons que durant les années 90, un processus de privatisation se met en place concernant des champs pétroliers, ou certaines entreprises de services pétroliers, que Chávez re-nationalisera à son arrivée au pouvoir.