« Cette indifférence va nous contraindre d’imaginer des actions plus radicales. Pour info, les bouteilles de gaz sont prêtes ! » C’est sur cet avertissement qu’une trentaine d’ouvrier-es de Fraisnor interpellent les pouvoirs publics à Arras, le 26 juin dernier. Depuis février, ces salarié-es sont engagés dans une lutte pour garder leur emploi et ne pas sombrer dans la misère. En face, les pouvoirs publics ont tout fait pour noyer la contestation et fermer l’usine.
Fraisnor est une usine agroalimentaire spécialisée dans la fabrication des lasagnes, près d’Arras (Feuchy). Des lasagnes de cheval, blaguerons-nous ? Pas à Feuchy, mais le scandale Findus/Spanghero (entreprise française qui a acheté la viande de cheval déguisée en viande de bœuf) finit par faire sombrer la trésorerie déjà fragilisée de cette entreprise de 110 salarié-es. Le redressement judiciaire est prononcé le 6 mars, la liquidation le 22 mai. Depuis, les machines ont cessé de fonctionner mais l’usine est occupée en permanence par les ouvrier-es.
« Faut faire du bruit…faire exploser un truc »
Pendant l’AG du 36e jour d’occupation, Christian Delépine, délégué CGT, et ses camarades de blocage ont la même hargne des débuts. Ça a commencé par des manifestations à Arras, au Louvre-Lens et même au salon de l’agriculture pour tenter d’« interpeller l’opinion et les pouvoirs publics » et trouver des solutions politiques à la faillite conduite par le patron Alain Leemans. Ce dernier, à entendre Christian, est « un petit capitaliste qui a perdu en rachetant l’entreprise il y a quelques années ». Et qui, durant le mouvement, s’est éclipsé habilement derrière les offres de reprise des politiques.
Suite aux premières actions, rien ne bouge vraiment et les salarié-es décident de forcer la main : le 11 mars, deux d’entre eux montent sur des cuves de stockage et obtiennent la venue du ministre de l’agroalimentaire, Guillaume Garot. Du 15 au 23 avril, trois salariés marchent jusqu’à l’Élysée pour rencontrer un conseiller de Hollande. Ils vont à la rencontre des ouvrier-es de PSA-Aulnay en lutte contre la fermeture de leur usine et, plus localement, ils reçoivent le soutien des ouvrier-es de l’abattoir Doux à Graincourt (près de Cambrai), eux aussi menacés de licenciements. Enfin en mai, un délégué CGT se met en grève de la faim : « neuf jours, neuf kilos en moins », ironise Christian. « Mais on n’a rien obtenu, ça a été un échec total ». Échec car l’usine ferme le 31 mai malgré les « coups médiatiques » et les convergences d’infortune. Se sentant trahis par les politiques et seuls dans leur lutte, les grévistes finissent par brûler une machine et l’effigie du patron, parti se réfugier dans sa coquette maison bruxelloise. Des bouteilles de gaz sont installées sur le toit, en guise de menace contre la préfecture et la CUA, véritables fossoyeurs de l’usine.
« Faut qu’ils se calment les Fraisnor »
Dixit, en sourdine, un adjoint du préfet. Juste avant, il s’adressait aux salarié-es occupant le hall de la préfecture par un hautain « qu’est-ce qui vous arrive ? » Comme si la préfecture ne savait pas. En février, celle-ci soutient moralement les Fraisnor, des comités de pilotage sont organisés et la CUA promet le 15 mars de racheter les locaux et d’injecter 1,5 million dans la trésorerie. Un espoir pour les salarié-es. La CGT s’inquiète tout juste de quelques conditions (demande d’exonération fiscale), mais Philippe Rapeneau, président de la CUA, s’empresse de répondre « la CGT ne devrait pas s’emballer comme cela […], tout ce qu’il y a à faire c’est "wait and see" » (L’Avenir de l’Artois, 10/04). Or début mai, les ouvrier-es découvrent le pot aux roses. La promesse de la CUA avait une condition : la non-liquidation judiciaire de l’entreprise. Mais celle-ci est préparée en sous-main et prononcée le 22 mai. Comme d’habitude, l’objectif était de gagner du temps par de faux espoirs pour calmer la contestation. On nous dira que tout a été fait pour sauver les Fraisnor, que c’est la faute à la désindustrialisation et à la crise. Mais les masques sont déjà tombés. En témoigne l’arrogant adjoint du préfet et ses subalternes policiers qui se sont dépêchés de verbaliser les voitures des salarié-es venus protester.
« Chez moi, je tourne en rond donc je reste tant qu’on est pas éjectés »
Malgré ces coups de massue répétés, la lutte est encore vivace dans l’usine occupée. Mais Christel et ses copines ne se font pas d’illusions et parlent déjà entre-elles de la suite. « On a deux solutions : le CSP [contrat de sécurisation professionnelle qui n’a rien de sécurisant] qui prévoit une formation et un salaire à 80% pendant un an, ou le RE [retour à l’emploi… précaire] géré par Pôle Emploi. Parmi nous, il y en a qui veulent faire aide-soignante, auxiliaire de vie, etc. »
L’amertume est dans l’esprit de chacune. En faisant la visite de l’usine encore réfrigérée, Véronique, fière de ses 14 ans d’usine, note que derrière les 110 salarié-es, il y a 110 familles promises à la précarité. Outre l’affectif, il y a surtout des salarié-es qui ont lutté mais qui n’obtiennent rien de plus. Comme pour les autres fermetures d’usine, la classe dominante joue la même partition : le patron ferme l’usine, le politique promet le « redressement productif » et lance des contre-feux. Restent les ouvrier-es coincés entre la croyance encore persistante d’une social-démocratie qui va les aider et la nécessité de lutter pour garder leur emploi et éviter la précarisation. Le rapport de force reste inégal et il le restera si, au-delà d’une solidarité entre secteurs qui font naufrage, une convergence plus large ne se crée pas.